Cachez cette statue que je ne saurais voir...
Déboulonner une statue, est-ce déboulonner l’Histoire ? Abattre l’effigie d’un esclavagiste notoire, comme l’ont fait les Britanniques à Bristol pour un certain Edward Colston, négrier du XVIIe siècle, ou celle du général Lee, chef sudiste – et donc esclavagiste – comme l’ont exigé une bonne partie des Américains, est-ce effacer, dans un geste orwellien, le passé d’un peuple ? Est-ce nier certains faits au nom d’une bien-pensance oublieuse ? Ainsi raisonne une partie de la droite, qui voit toute révision, toute repentance historique, comme un masochisme anachronique, dicté par des minorités qui veulent culpabiliser la nation d’aujourd’hui par la dénonciation des crimes d’hier.
Pas si simple, en fait. D’abord parce que les statues dressées sur les places, tout comme les noms donnés aux rues et aux avenues, ne sont pas des actes d’histoire, mais de mémoire. Peu de choses à voir avec le travail des historiens mais beaucoup avec la représentation qu’un pays se fait de lui-même à un moment donné, chose par nature changeant et circonstancielle. Les statues, les plaques apposées au coin des rues, ne sont pas des rappels historiques : ce sont des hommages. Quand on dresse une statue à quelqu’un, c’est bien qu’on approuve, voire qu’on admire, son action. On édifie souvent… à des fins d’édification.
Un seul exemple, qui démontre ce qu’on vient d’écrire : Napoléon 1er a joué un rôle important dans l’histoire de France, positif ou négatif, chacun en conviendra. Pourtant, aucune rue parisienne ne porte son nom et seules deux statues lui ont été consacrées dans la capitale, l’une invisible en haut de la colonne Vendôme, l’autre camouflée dans une galerie des Invalides. Pourquoi ? Parce les Républicains ont estimé que l’Empereur, dont la geste fascine le monde entier, était un ennemi de la liberté et donc qu’il ne méritait qu’un hommage limité et discret, circonscrit à deux statues et à un tombeau (aux Invalides). Même réflexion, a fortiori, pour Philippe Pétain, dont le nom, partout répandu entre 1940 et 1944, a totalement disparu des hommages urbains réservés aux personnages de l’histoire de France.
Dès lors, on comprend fort bien que les descendants d’esclaves, ou de colonisés, soient à leur tour regardants sur les hommages minéraux rendus aux hommes du passé. On a ainsi débaptisé, à Paris, la rue Richepanse, près de l’Opéra, parce que ce général du Consulat s’est rendu coupable d’un horrible massacre en Guadeloupe, destiné à réprimer une révolte d’esclaves. Exit Richepanse, donc, remplacé par un des premiers personnages noirs de l’histoire de France, le chevalier Saint-Georges. Même chose pour les noms de certains négriers enrichis par la traite à Nantes, Bordeaux ou La Rochelle. Qui ne le comprendrait ? L’hommage national, par nature, est relatif et changeant. Il dépend de la sensibilité d’une époque. Difficile d’admettre, aujourd’hui, qu’on persiste à rendre hommage à des marchands d’esclaves…
Mais les choses se compliquent encore : où tracer une limite à cette révision de la statuaire et de la toponymie ? Autre exemple, qui montre la complexité de l’affaire : certains militants demandent le déplacement ou la destruction de la statue de Colbert qui se dresse fièrement devant l’Assemblée nationale à Paris. Avec une bonne raison : ce ministre de Louis XIV fut le premier rédacteur du «Code noir», document sinistre destiné à consacrer par la loi le fonctionnement des plantations esclavagistes aux Antilles, lieu d’un évident crime contre l’humanité. Mais si Colbert est déboulonné, que faut-il faire des statues de celui qui a ordonné la rédaction du Code noir et dont les agents royaux ont surveillé la mise en œuvre : Louis XIV lui-même, dont une représentation équestre orne en majesté la place des Victoires, à Paris ? Et que dire du château de Versailles, édifié pour la plus grande gloire du Roi-Soleil et qui accueille chaque année des millions de curieux ? Faut-il en interdire la visite ?
Le débat devient encore plus malaisé quand on parle de la colonisation. L’un de ses plus grands artisans, à la fin du XIXe siècle, s’appelle Jules Ferry, par ailleurs fondateur révéré de l’école publique républicaine : il faudrait donc débaptiser les centaines de rues et d’écoles qui portent son nom… Même chose à l’étranger : faut-il abattre la statue de Francis Drake qui domine le port de Plymouth, sachant que ce héros de l’indépendance britannique, vainqueur de l’Invincible Armada, a aussi prêté la main au trafic négrier ? Ou encore effacer toute trace de George Washington, père fondateur de la nation états-unienne, qui était également propriétaire d’esclaves ?
Il y a une solution à ce dilemme qui oppose mémoire et histoire, principes d’aujourd’hui et coutumes d’hier : corriger, justement, la mémoire par l’histoire. Il y a quelque temps, le groupe communiste du Conseil de Paris a proposé d’effacer l’enseigne «Au nègre joyeux» qui surmonte une ancienne chocolaterie du Ve arrondissement, arguant qu’elle était une insulte aux victimes de l’esclavage (ce qui n’est pas faux). Le Conseil de Paris l’a suivi, à contrecœur. Mais plusieurs élus socialistes et écologistes, avec les élus de droite, ont objecté que cette décision, quoique votée, était «mauvaise», de même que la maire d'arrondissement dans une tribune publiée par Libération.
Mieux vaudrait, dit-elle, apposer sur la boutique une plaque qui rappelle le contexte de l’époque et qui décrive sans fard la réalité de la colonisation française. Sage proposition. Ainsi Colbert resterait-il à l’entrée de l’Assemblée nationale, mais une inscription visible, tout en rendant justice à son œuvre incontestable d’administrateur, amenderait l’hommage public par le rappel des crimes commis sur son ordre. Ainsi mémoire et histoire seraient-elles réunies et la statue changée en instrument pédagogique. Ajouter plutôt que retrancher, expliquer plutôt que censurer ou effacer : n’est-ce pas le signe d’une société à la fois lucide et respectueuse de tous ses membres ?
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LAURENT JOFFRIN
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mercredi 10 juin 2020
La lettre politique de Laurent Joffrin..
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