Une flûte de champagne à Reims, la proue d’un navire à Marseille, la cabine d’un avion à Toulouse… Si par un malencontreux hasard vous avez oublié dans quelle ville de l’Hexagone vous venez de débarquer, regardez donc les tramways. Le design des rames vous renseignera plus sûrement que les spécialités gastronomiques s’affichant au menu des brasseries. Partout, les couleurs sont choisies avec soin. Des étoiles jaunes sur un fond bleu, rappelant le drapeau européen, décorent certaines rames circulant à Strasbourg. Le « gris ardoise » et le « blanc tuffeau », qui évoquent les minéraux des bords de Loire, recouvrent la carrosserie des tramways d’Angers.
Ne te promène pas toute nue. Le tramway de Tours, qui sera mis en service en septembre 2013, n’est rien moins qu’« une architecture en mouvement », conçu « tel un curseur, parcourant la ligne et traversant les paysages urbains, avec simplicité et élégance ». Les aménageurs recherchent manifestement l’« effet waouh », du nom de l’interjection lancée lorsqu’on veut prouver que l’on est impressionné. Il arrive même que l’objet roulant prenne vie. A Bordeaux, c’est « un animal souriant », relevé d’un liseré bleu censé évoquer la courbe de la Garonne. Un peu partout, on affuble le tramway d’attributs humains. La cabine du conducteur devient « le nez », voire « le museau », la rame est baptisée « silhouette » qui ne saurait se promener toute nue. On la relève logiquement d’une « livrée » ou d’un « habillage » aux couleurs de la ville.
Le maire choisit. On finit par se demander s’il s’agit bien de transporter des gens d’un point à un autre. Un tram doit-il être beau ? « Oui ! », s’exclame Édouard Philippe, maire (UMP) et président de l’agglomération du Havre, où deux lignes ont été inaugurées le 12 décembre. « Le tramway prend de la place dans l’espace urbain et il bouge dans la ville. Son aspect extérieur doit être structurant », affirme l’élu. Le maire a décidé, personnellement, de l’allure générale, des véhicules de couleur « marron glacé » évoluant avec « sobriété » et censés « s’intégrer dans l’architecture de béton brut classée par l’Unesco au patrimoine mondial ». Mais on ne saurait lancer d’aussi grands projets sans consulter la population. Les Havrais ont pu voter pour l’une des trois versions de la livrée.
En matière de transports publics, rares sont les maires qui délèguent totalement les choix esthétiques. La couleur de la carrosserie est une affaire régalienne, et ça ne se discute pas. A Montpellier, « le groupe Alstom avait proposé pour la ligne 1 des rames passe-partout. Le maire d’alors, Georges Frêche, a préféré attribuer à la ligne un thème, l’air, et une couleur, le bleu », se souvient Robert Subra, vice-président (PS) de la Communauté d’agglomération, en charge des transports. Les lignes 2, 3 et 4 illustrent la terre, la mer et le feu, les arrêts et les billets n’échappant pas à la décoration. Les créateurs Christian Lacroix ou Philippe Starck ont été amicalement priés de proposer leurs services. Aujourd’hui, dans les rues de Montpellier, il suffit de jeter un œil au nez de la rame ou à la couleur de la carrosserie pour deviner sa destination.
Exception française. Le souci du beau s’étend aux quartiers parcourus. Alors qu’en Suisse, aux Pays-Bas ou en Belgique, on se contente de poser des rails sur lesquels circuleront des rames recouvertes de placards publicitaires destinés à faire baisser les coûts de fonctionnement, les villes françaises ont inventé le concept de rénovation urbaine « de façade à façade ». L’ensemble du boulevard fait l’objet d’un rafraîchissement. On y installe des bancs, des trottoirs dont on choisit le matériau avec soin ou des pistes cyclables. (A lire aussi : le charme désuet du tramway de Sofia).
L’art qui transporte. Certaines villes en font plus que d’autres. A Toulouse, des œuvres d’art sont posées ça et là, pour souligner le passage de l’objet majestueux. Le tramway « devient une sorte de belvédère mobile qui glisse sur la ville comme une planche de surf », argumente-t-on chez Tisseo, l’opérateur public des transports. Rien que ça. La nouvelle ligne parisienne T3b, qui court à l’est et au nord de la capitale (détails à lire ici), propose de découvrir une quinzaine d’œuvres étonnantes. Les voix qui annoncent les noms des stations bénéficient elles aussi d’un « habillage » sonore.
Les élus, là encore, se veulent décideurs. Les pièces doivent interpeller les voyageurs, mais sans les choquer. « Il est préférable que l’œuvre possède une valeur d’usage, que l’on puisse s’en servir », souligne Christian Bernard, directeur artistique de la ligne T3b, à Paris. Porte de la Villette, la station de tramway verticale, que l’on doit à l’artiste Anita Molinero, constitue également un abri pour les passagers. Il importe aussi de disséminer les pièces tout au long de la ligne. Dans l’agglomération de Strasbourg, il y a quelques années, le maire de Schiltigheim n’avait pas apprécié que l’on installe une œuvre sur le territoire de chacune des communes desservies par une nouvelle ligne, sauf la sienne…
Peanuts. Le prix de ces coquetteries ? Interrogés, les décideurs répondent tous en utilisant le même mot anglais : « Peanuts ». « On aurait tort de réduire cela à une lubie d’élus. De même que l’esthétique d’une voiture est une dimension importante de son rayonnement, le design pose la question de l’attractivité des transports publics », explique Roland Ries, maire (PS) de Strasbourg et président du Groupement des autorités responsables des transports (GART).
La somme consacrée à l’esthétique d’un tram demeure toujours dérisoire par rapport au financement de l’ouvrage, qui coûte 25 millions d’euros (« beaucoup plus », me souffle un spécialiste) le kilomètre de voies. A Paris, les œuvres d’art ont coûté 11 millions d’euros sur les 800 millions consacrés à la prolongation du tramway. A Toulouse, un nouveau barreau de 2,8 kilomètres devrait coûter 80 millions, un budget de 200 000 € étant prévu pour deux œuvres d’art. Des cacahuètes, on vous dit.
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