mardi 18 août 2020

Vainqueur du Tour et sauveur de juifs : l'incroyable destin (caché) de Gino Bartali;...



Il a été un immense champion, potentiellement l'un des plus grands s'il n'avait été freiné par la Seconde Guerre mondiale. Pendant celle-ci, l'Italien Gino Bartali a choisi de s'illustrer d'une toute autre manière, et ce dans le plus grand secret. Jusqu'à ce que la vérité n'éclate après sa mort, il y a 20 ans........Portrait.........



Il aura finalement vécu comme il aura couru, dans un contraste saisissant d'ombres et de lumières dessinant les contours de son caractère que l'on disait tour à tour bougon et affable, sauvage et bienveillant, naïf et roublard, égoïste dans la victoire mais avant tout profondément croyant puisque, parmi les multiples surnoms dont il fut affublé, celui de "Gino le Pieux" fut celui qui lui colla le plus à la peau.


Gino Bartali aurait aimé qu'on ne retienne de lui que ses exploits sportifs. Il y avait largement de quoi dire avec ses 184 victoires pros, parmi lesquelles deux Tours de France (1938, 1948), trois Tours d'Italie (1936, 1937, 1946), quatre Milan - Sanremo (1939, 1940, 1947, 1950) ou encore trois Tours de Lombardie (1936, 1939, 1940). 


Mais à rebours des envolées célestes du champion, de ses ascensions quasi-christiques qu'il aimait à faire en solitaire, en accélérant par couches successives, avec son coup de pédale légèrement heurté, l'homme dissimulait un secret plus riche encore, qu'il voulait garder au fond de lui comme pour mieux en préserver les éclats de noblesse.


Plus tard, dans une phrase restée accrochée à la légende de son personnage comme un vieux pardessus à un porte-manteau, il répondait que "le bien se fait mais ne se dit pas", éludant ainsi les rumeurs qui commençaient à se faire pressantes sur ses actes héroïques.

 
"Si on le divulgue, il perd de sa valeur car c'est comme si on voulait tirer bénéfice de la souffrance d'autrui. Il est des médailles que l'on accroche à l'âme et non à la veste."
Jusqu'à sa mort ou presque, survenue en 2000, Gino Bartali a jalousement protégé ce secret dont il ne voulait tirer aucune gloriole, à mille lieux des communiqués de presse organisés aujourd'hui à la moindre œuvre de bienfaisance. 
Mais presque malgré lui, les langues ont fini par se délier. Puis la vérité par éclater. Et avec tout le respect que l'on doit à sa mémoire, on a quand même envie de dire que c'est tant mieux.

Bartali ou l'histoire de l'Italie incarnée

Jamais, peut-être, un champion n'a incarné mieux que Gino Bartali l'histoire d'un pays. Son pays. 
La distance temporelle de dix ans (un record) qui sépare ses deux victoires dans la Grande Boucle se confond trait pour trait avec les profondes mutations traversées durant cette décennie par l'Italie, passée de la monarchie à la république, passée surtout par les pires horreurs du fascisme et de la guerre. Une Italie à genoux qu'il aura œuvré à reconstruire, par sa dévotion et son panache.


D'une façon générale, sa vie tout entière semblait dédiée à se fondre dans un moule historique. Gino Bartali est né le 18 juillet 1914, trois semaines après l'assassinat à Sarajevo du couple héritier de l'Empire austro-hongrois, considéré comme l'élément déclencheur de la Première Guerre mondiale. Sa première victoire à Paris en 1938 coïncide avec l'entrée en vigueur des ignobles lois anti-juives édictées par Benito Mussolini, le chef du gouvernement italien, dont il combattra obstinément la politique fasciste, à l'inverse de nombre de ses pairs encartés plus ou moins de force.


Cela en dit long, déjà, sur la force de caractère du bonhomme quand on sait à quel point le "Duce", pas vraiment conciliant avec ceux qui ne partageaient pas ses idées, s'était entêté à faire des sportifs les ambassadeurs de sa malfaisance. Sacrés champions du monde de football cette même année 1938 en France, au stade Yves-du-Manoir, les joueurs de la Squadra Azzurra, vêtus de leurs Chemises Brunes, ont dû ainsi se fendre du salut romain avant leur sacre.

Un mois plus tard, après son succès sur le Tour, un exploit plus retentissant encore vu la popularité supérieure du cyclisme sur le football dans l'Italie outragée de l'époque, Bartali mettra lui un point d'honneur à adresser à la foule un simple signe de croix. 
Avant de donner à bouffer aux poissons du fleuve Arno la médaille du mérite sportif que lui remettra malgré tout Mussolini, dans un geste de défiance ultime au pouvoir.


L'horizon va encore s'obscurcir à partir du 25 juillet 1943, date à laquelle le dictateur, qui s'est finalement rangé auprès des Allemands pendant la guerre, est démissionné – puis arrêté - par le roi Victor-Emmanuel III, à la suite du débarquement des Alliés en Sicile. 


Libéré ensuite grâce à l'intervention des troupes d'Hitler, il met en place un Etat fantoche collaborationniste avec les nazis, la République de Salò. L'Italie se retrouve coupée en deux, partagée entre l'occupation allemande et l'arrivée des Alliés qui remontent depuis le sud vers le nord.


A partir de là, la politique raciale mise en place par Mussolini bascule définitivement dans l'horreur. 


Près de 50 000 juifs vivent alors en Italie, soigneusement recensés par l'administration fasciste qui leur interdit l'accès à l'école publique, à la propriété foncière, au fonctionnariat ainsi qu'à certains corps de métiers comme ceux de médecins, de banquiers ou d'avocats. 


Les nazis, qui récupèrent tous les fichiers collectés par la Direction générale pour la démographie et la race, vont gravir un échelon dans l'insupportable en déportant quelque 8 000 juifs vers les camps de la mort.

Messager à vélo pendant la guerre


Et Bartali, dans tout ça ? Ouvertement hostile à la guerre, le champion est néanmoins contraint d'effectuer ses obligations militaires. Mais il ne lâche pas le cyclisme pour autant. 


D'abord parce que si les plus grandes compétitions sont mises sur pause, d'autres courses (plus ou moins crédibles) demeurent au sein de la Botte. Et puis, Bartali est incorporé dans des unités territoriales d'infanterie au sein desquelles il a un rôle de porteur d'ordres, des missions qu'il effectue à vélo, ce qui lui permet de s'entraîner en même temps qu'il remplit son devoir. 


Et quand il souhaite accrocher un dossard, il obtient facilement les permissions nécessaires.


Disons-le, Gino est plutôt planqué. Sa popularité lui a épargné d'aller au front. Et puis, les médecins militaires se sont émus de sa bradycardie très prononcée. Evidemment, son cœur est lent ! 


C'est même la caractéristique première des champions cyclistes. Mais le sien l'est tellement (32 pulsations/minute au repos) qu'une partie du corps médical prend cela pour une anomalie, un comble quand on sait qu'il s'agit de sa plus grande force. 
Pour dynamiser son palpitant, certains médecins vont jusqu'à lui recommander l'usage de la cigarette, une habitude que le Toscan conserva jusqu'à la fin de sa vie, y compris les jours de course (parfois même en haut d'un col !), un rituel devenu aussi ancré chez lui que les visites des églises au matin des étapes. Une autre époque, décidément...


Les obligations militaires de Bartali s'arrêtent avec la chute de Mussolini mais paradoxalement, c'est là aussi que le danger commence pour lui. Car, de retour chez lui à Florence, il se voit proposer de rejoindre le clan de la Résistance, qui s'est rapidement et efficacement organisée notamment autour de la Delasem (Délégation d'Aide aux Emigrants juifs), un réseau catholique orchestré clandestinement par l'archevêque de Florence, le cardinal Elia Dalla Costa, main dans la main avec le rabbin de Florence, Nathan Cassuto.


Or, Bartali est un ami proche du Cardinal, qui a célébré son mariage en 1940 avec Adriana et béni par la même occasion la chapelle privée que le couple avait aménagée au sein de sa résidence florentine.


Lorsque Dalla Costa lui propose, à l'automne 43, d'intégrer la Delasem, il passe toute une nuit à méditer sa réponse. Il ne sait que trop le risque qu'il prendrait. Sa vie, ni plus ni moins. Et peut-être bien celle de ses proches.

Deux accidents, puis deux drames...

Le Lion de Toscane, comme on l'appelle aussi parfois, a alors 29 ans et déjà une existence en clair-obscur. Il est un champion porté aux nues. Mais il est aussi un homme fragile, éprouvé par la vie qu'il a d'ailleurs failli perdre à deux reprises, dans sa jeunesse. 


En 1929, chez lui à Ponte a Ema, il s'est livré à un jeu idiot avec des copains auxquels il voulait prouver sa capacité à rester plusieurs minutes enseveli sous un tas de neige. Sa mère l'a retrouvé à moitié inconscient, fiévreux et étrangement muet, ce qu'il restera pendant 6 mois – comme un présage du mutisme qu'il gardera par la suite sur ses agissements. 


Cinq ans plus tard, en 1934, il est défiguré à la suite d'une chute lors d'un sprint sur une course amateur. 

Il portera toujours sur lui les stigmates de ces accidents, avec ce nez tordu de boxeur et cette voix rauque qui le définissaient tout autant que ses facilités de grimpeur.


Mais tout cela n'est rien à côté des deux drames qui ont véritablement marqué la vie de Gino Bartali et probablement achevé de façonner la piété de son caractère. Le 14 juin 1936, une semaine après qu'il a bouclé à Milan son premier Giro victorieux sous les couleurs (vertes) de la Legano, son petit frère Giulio se tue en course, percuté par une voiture roulant à contre-sens. Il faudra de longues semaines à Gino pour se décider à reprendre le fil d'une carrière qu'il souhaitait laisser tomber.


Puis vient la Guerre et Bartali compte "profiter", si l'on peut dire, de ce temps suspendu pour fonder une famille. Il se marie, on l'a dit, en 1940, un an avant la naissance de son premier fils, Andrea. 


Le second doit venir au monde en 1943, alors que le pays bombardé est soumis à de stricts couvre-feux. Un soir où sa femme est prise de violentes contractions, Gino chevauche sa bicyclette pour partir discrètement à la recherche d'un médecin. 
Il finit par en dégoter un mais trop tard : lorsque celui-ci arrive, c'est pour constater que l'enfant est mort-né.


Gino Bartali fabrique lui-même le petit cercueil pour enterrer, à côté de son frère, cet enfant qui n'aura pas vécu mais qu'il aura chéri malgré tout. Organiser les obsèques de son bébé, a fortiori en temps de guerre... On peut concevoir que quiconque a vécu une horreur pareille n'est plus tout à fait le même, par la suite.

Près de 400 km dans une journée

Lorsque Gino Bartali reçoit la proposition de rejoindre le clan de la Résistance, sa vie a donc déjà suffisamment été secouée par le malheur. Elle ne souffrirait pas de s'accommoder en plus des pires atrocités. Bartali est un homme extrêmement pieux, depuis toujours, pratiquant la prière quotidienne et entré dans le tiers-ordre carmélitain. Après avoir passé la nuit dessus, il a muri sa décision : ce sera oui...


Dans ce mouvement de solidarité religieuse qui ne coule, à l'époque, pas forcément de source – le pape Pie XII, élu au pontificat en 1939, n'ayant pas réellement clarifié sa position à l'égard du fascisme -, Gino Bartali est assigné à une mission qu'il est précisément le seul à pouvoir faire. Parce qu'elle nécessite courage, force physique et savoir-faire. 

Sa popularité est un bonus non négligeable dont on peut affirmer qu'il a contribué à lui sauver la vie.


Spontanément, un immense réseau de sauvetage s'est donc organisé pour permettre à des milliers de juifs de trouver refuge dans des couvents ou des monastères disséminés en Toscane, en Ligurie et en Ombrie, notamment dans les villes d'Assise, Viareggio, Gênes et Lucques, au nord de la cité florentine. En plus de les cacher, les religieux, avec l'aide de précieux complices, dont un imprimeur et des fonctionnaires haut placés, leur fournissent des faux-papiers pour leur permettre d'accéder au rationnement alimentaire et, tout simplement, de fuir le régime.


Et c'est là que Gino Bartali entre en scène. Le champion transalpin a pour rôle de faire la jonction entre ces différents couvents, afin dans un premier temps de récupérer des documents nécessaires à la réalisation des faux-papiers (pièces d'identité, photos etc.) puis dans un second temps d'en assurer la redistribution. Et il le fait, on l'aura compris, à vélo, sous couvert de sorties d'entraînement, les documents soigneusement dissimulés dans le cadre tubulaire de son engin, au niveau de la selle ou de la potence du guidon.


En un an, entre fin 1943 et fin 1944, Gino Bartali réalise ainsi une quarantaine d'allers-retours entre Florence et (la plupart du temps) Assise, transformée en une sorte de ville-hôpital, sous l'œil permissif de la Wehrmacht, et devenue le centre névralgique de la Résistance.


Une heureuse providence pour celui dont on dit aussi qu'il est membre de la confrérie religieuse de Saint-François d'Assise. C'est là, également, que se situe l'imprimerie clandestine de Luigi et Trento Brizi (père et fils), chargés de confectionner les faux.

 
Au total, pour Gino, cela fait un trajet d'environ 180 km, 360 avec le retour, qu'il effectue parfois dans la journée, parfois sur deux jours.

"Chérie, ne m'attends pas ce soir..."

Physiquement, techniquement, la mission est largement dans ses cordes. L'homme est habitué aux courses dantesques de l'époque – c'est le mot, puisque Dante était aussi Toscan –, qui excédaient encore régulièrement les 300 kilomètres. 


Et puis, Bartali a appris le métier à la source, en commençant à travailler dès l'âge de 13 ans comme apprenti-mécanicien chez un cyclociste réputé de son village, Oscar Casamonti, qui lui a fait découvrir la course cycliste en même temps que ses incroyables facultés physiologiques. 


Comme le souligne le journaliste italien – basé à Paris – Alberto Toscano, auteur d'un livre référence sur la destinée de Bartali (Un vélo contre la barbarie nazie, éditions Ekho), "démonter un vélo pour y cacher les documents est pour lui un jeu d'enfant."

Non, le plus compliqué, et le plus périlleux, est de ne pas se faire pincer par la milice nazie qui quadrille une bonne partie du pays et veille à tous les déplacements suspects. 


Gino Bartali doit agir dans la plus grande discrétion et ne dit pas un mot de son action, pas même à sa femme, surtout pas à sa femme, qu'il rendrait aussitôt complice de son "forfait". A elle aussi, il lui balance la même salade avant de prendre la route : "Chérie, ne m'attends pas ce soir, je pars faire une longue sortie d'entraînement." E basta...


Vallonnées et pittoresques, cerclées de vignobles, chargées d'histoire, réputées pour leur beauté autant que pour leur exigence, les routes de Toscane constituent un terrain de jeu idéal pour Bartali, qui du reste ne s'amuse guère à flâner en route - il lui arrive même souvent de rouler de nuit -, sauf parfois pour s'arrêter prier dans une église de village croisée çà et là au fil de son périple. Pour être sûr qu'on le reconnaisse, il s'affuble d'un maillot floqué à grosses lettres de son nom. Ça peut toujours servir.


Et d'ailleurs, ça sert. 


A plusieurs reprises, Bartali est contrôlé par la Wehrmacht et à chaque fois, il repart sans dommage, sauvé à la fois par son flegme légendaire et par sa célébrité, puisqu'il est toujours un milicien fan de cyclisme ravi de pouvoir échanger avec lui sur ses exploits, voire obtenir un autographe. 


Quant à ceux qui ont le malheur de s'approcher un peu trop près de son vélo, il leur dit, faussement innocent, de faire bien attention à ce matériau rare et hors de prix. 
Et quelques minutes plus tard, il repart sous les vivats des SS...


Régulièrement Gino Bartali fait halte à la gare de Terontola, en prenant soin de faire coïncider son heure d'arrivée avec celle d'un train qu'il sait rempli de juifs en provenance d'Assise et à destination de contrées libres. 


Avec la complicité d'un ami qui tient un café en face de la gare, il provoque là-bas, une fois encore par sa popularité, un attroupement géant qui détourne l'attention des miliciens et permet ainsi aux juifs d'échapper aux contrôles fréquents dans cette zone très surveillée.

Le silence, règle n°1 pour survivre

Finalement, Gino Bartali n'aura qu'une seule frayeur, mais de taille. Fin juillet 1944, il est arrêté par une milice italienne collaborationniste, qui a intercepté une lettre à son attention en provenance du Vatican et a donc des doutes sur ses accointances avec le réseau catholique, dont les fascistes connaissent l'existence. Interrogé avec poigne dans les sombres sous-sols de la bien nommée Villa Triste, à Florence, il s'en sort une nouvelle fois grâce à sa réputation et à l'intervention en sa faveur d'un officier fasciste passionné de vélo. 


Quelques semaines plus tard, Florence est libérée. La vie peut reprendre son cours. Et Gino le vélo, pour de "vrai" cette fois.

Le grimpeur d'exception, l'un des meilleurs de tous les temps, a réussi une fois plus à s'échapper sans jamais se faire rattraper. Ce ne sera pas le cas de tous les maillons de cette chaîne de résistance, dont plusieurs ont été démasqués, et fusillés. Est-ce par respect pour eux que Bartali prit ensuite le pli de ne jamais parler ?


Possible, mais l'omerta est de toute façon la règle n°1 dans cette organisation secrète. Rappelons qu'en parallèle à sa mission de "facteur de la liberté", comme l'avait surnommée Monseigneur Dalla Costa, Gino Bartali abrite, dans la cave de sa maison, ainsi que dans celle d'un de ses cousins, une famille de juifs, les Goldenberg, dont le fils Giorgio livrera bien des années plus tard un témoignage capital dans la révélation des dessous de l'histoire. Pour que chacun survive, le mutisme le plus total est requis. Il n'a jamais quitté Bartali.

Coppi - Bartali ou le symbole de l'Italie debout

C'est peu dire, pourtant, que Gino Bartali a retrouvé la lumière à la fin de la guerre. En 1946, il remporte son 3ème et dernier Tour d'Italie, sans doute le plus mémorable et le plus politique de l'histoire du pays, passé de la monarchie à la république par un référendum organisé deux jours avant le départ. Pour 47 petites secondes, Gino s'impose devant Fausto Coppi, qui restera dans les mémoires comme son plus grand rival, ce qui ne l'empêchera pas de devenir l'un de ses meilleurs amis.


Les deux Campionissimi sont certes séparés par leur personnalité, l'un aussi progressiste que l'autre est traditionaliste, l'un mari volage et l'autre époux fidèle. Souvent même par des conflits d'intérêts qui leur ont, sans aucun doute, coûté quelques lauriers. 

Mais ils sont aussi réunis dans le symbole parfait d'une Italie en reconquête, passée en quelques mois de l'outrage au triomphe. Et ils contribueront plus qu’aucun autre à redonner à leur pays honneur et fierté.
A cet effet, le point d'orgue de la carrière de Gino Bartali reste sa deuxième victoire dans le Tour de France en 1948, une victoire là encore indissociable de l'histoire de son pays. 


Alors qu'il a quasiment 34 ans et qu'on lui a déjà susurré plusieurs offres de reconversion, notamment dans la politique, Bartali s'arrache au contraire pour continuer à courir et, mieux, pour être le leader de la formation italienne dans le Tour de France, couru à l'époque par équipes nationales. 


Comme il obtient gain de cause, Fausto Coppi préfère d'ailleurs s'abstenir, plutôt que de lui passer les plats.

Une autoroute pour Bartali ? Pas vraiment. Le Toscan est sévèrement malmené par un jeune impudent français nommé Louison Bobet, qui lui met 21 minutes dans la vue au moment où se profile la journée de repos du 14 juillet. Mais en lieu et place d'une tranquille journée à l'hôtel se joue, ce jour-là, un drame en plusieurs actes qui va révolutionner pas mal de choses.

1948, une mémorable révolution

A Rome, alors qu'il sort de la Chambre des Députés pour aller s'acheter une glace, le leader communiste Palmiro Togliatti reçoit trois balles de revolver tirées par un jeune néo-fasciste. Grièvement touché, Togliatti s'en sortira, mais cette agression met le pays à feu et à sang. 
Une sorte de Mai-68 à l'italienne, 20 ans plus tôt, qui causera 16 morts et plus de 200 blessés. La plaie ouverte qui saigne l'Italie, encore mal remise des ignominies de son passé, reste à vif. 


Ce jour-là, le chef de l'Etat, Alcide de Gasperi, se fend d'un coup de fil à Bartali : "Vous devez gagner ce Tour, lui conjure-t-il. L'Italie a besoin de bonnes nouvelles."
Gagner ce Tour ? Il en a de bonnes, Alcide. Gino est tout de même à 21 minutes. Mais il a, on l'a vu, le sens du devoir. Le lendemain, alors que doit s'élancer à 6h du matin une étape-reine entre Cannes et Briançon, Bartali se lève à 4h, se préparant à l'une de ses habituelles visites à l'Eglise. Alors qu'il fume tranquillement sa clope, il croise Louison Bobet à l'hôtel et lui lance, en guise d'avertissement : "Aujourd'hui, l'un de nous deux ne va pas s'amuser." Et c'est finalement Bobet qui va couler...


En mission, Gino Bartali remporte ce 15 juillet une étape absolument mémorable, reléguant à 19 minutes son adversaire auquel il subtilise le maillot jaune le lendemain lors d'une nouvelle victoire en solitaire entre Briançon et Aix-les-Bains, avant de remporter un troisième succès consécutif lors de l'étape entre Aix-les-Bains et Lausanne, le jour de son anniversaire. Gino Bartali a réussi son rapt. Il gagne le Tour avec 26 minutes d'avance sur son dauphin, qui sera finalement le Belge Albéric Schotte.
Bien des années plus tard, au début des années 80, voyant débarquer lors d'une fête organisée chez lui un Louison Bobet très affaibli par le cancer (qui l'emportera en 1983), Gino Bartali se serait caché dans les toilettes pour dissimuler ses larmes qui ont coulé en voyant l'état de son ancien rival. Chez Gino, les émotions ne s'affichaient pas plus que le bien...


La vérité tombe, suivie des hommages...

Rangé du vélo en 1954, Bartali, lui, restera bon pied bon œil jusqu'au bout, jusqu'à ce que son cœur ne finisse par le lâcher pour de bon, en 2000, à 85 ans. Pour un peu, il aurait emporté dans sa tombe son noble secret. Jamais de son vivant il ne parlera précisément de ses actes de bravoure, déclinant systématiquement toute demande d'interview évoquant d'un peu trop près le sujet. 


Pis : il se met en colère lorsque certains évoquent sans son assentiment son héroïsme - malgré tout - soupçonné. Même auprès de ses enfants (Andrea, donc, puis Luigi et Bianca Maria arrivés après la guerre), il se montre évasif, se contentant d'évoquer des missions secrètes effectuées à vélo sans jamais s'épancher sur leur contenu. C'est auprès d'eux qu'il employait souvent cette phrase : "Le bien se fait mais ne se dit pas..."


Un jour seulement, il accepte de rencontrer la belle-sœur du rabbin Cattuso, l'ex co-organisateur du réseau (finalement tué à Auschwitz), mais il le fait à titre strictement privé, refusant tout enregistrement. 


Pour le reste, c'est silence radio, et c'est d'autant plus incroyable pour cet homme volontiers disert auprès des médias, avec lesquels il collabore souvent. Et "comme il n'avait pas de relations directes avec ceux qu'il sauvait, mais seulement avec des intermédiaires, les gens n'ont jamais vraiment su que Bartali était impliqué dans leur sauvetage", ainsi que le racontait le journaliste italien Adam Smulevich au Monde.


Ce dernier a joué un grand rôle dans l'exhumation de témoignages qui ont finalement permis de reconstituer, à la façon d'un puzzle, l'action précise du héros toscan. 
Pour le compte de Pagine Ebraiche, le journal du judaïsme italien, Smulevich a lancé un jour un appel à témoins qui a permis de libérer la parole d'un certain nombre de juifs sauvés en Italie, notamment un dénommé Giorgio Goldenberg – devenu Giorgio Goldini pendant la guerre grâce aux faux-papiers – qui révélera avoir été caché chez le cousin d'un ancien champion cycliste. Ce dernier lui avait fait don d'une photo dédicacée qu'il avait précieusement gardée sur lui, et devenue depuis célèbre.
Et c'est ainsi que, petit à petit, la pelote de laine a pu être démêlée jusqu'au dernier fil de la vérité. 


Le 23 septembre 2013, le rôle de Gino Bartali est officiellement reconnu par le Mémorial de la Shoah de Yad Vashem : ce jour-là, il est élevé au rang de "Juste parmi les Nations", la plus haute distinction décernée par Israël à tous ceux qui ont sauvé des juifs pendant la guerre – environ 800, est-il estimé dans son cas - au péril de leur vie. Son nom est gravé sur un mur aux abords du Mémorial, auprès de quelques 24 000 autres noms, parmi lesquels tout ceux ayant intégré le réseau de la Delasem.
En 2018, pour la première fois de son histoire, le Tour d'Italie s'est élancé d'Israël où il a passé trois jours largement dédiés à la mémoire de Gino Bartali – avec également une 11e étape partie d'Assise -, fait à cette occasion citoyen d'honneur de l'Etat d'Israël. 


A partir de là, la boucle était bouclée. "Gino le Pieux" est devenu "Gino le Juste". L'archange de la montagne, dont la valeur ne s'exprimait jamais mieux que dans l'enchaînement des cols, comme un homme se révèle au gré des obstacles qu'il rencontre, est à nouveau passé de l'ombre à la lumière. Cette fois, définitivement.


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