Au XIXe siècle, l'Amérique apparait comme le nouvel Eden. En 1870, 30% des enfants nés dans les territoires de l’Ouest sont issus de parents étrangers. Est-ce pour autant le paradis du brassage ethnique ? Si certains s’intègrent facilement dans la culture anglo-saxonne, la plupart des arrivants forment des communautés isolées dans leurs langues et leurs coutumes. Ce qui ne manque pas de générer des réactions xénophobes : d’emblée, des voix se font entendre pour défendre les intérêts des Américains de souche face aux arrivées massives de nouveaux migrants.
Des Irlandais vus comme sournois et violents, des Français et des Italiens cherchant à imposer leur foi catholique, des Chinois accusés de se livrer à des rites étranges… Tous sont réputés voler des emplois aux Américains. Un sentiment exacerbé dans les années 1870 lorsque à la prospérité succède une crise économique mondiale qui entraîne d’autres exils. L’année 1882 marquera le début des lois anti-immigration. C’est alors que les portes du Far West se fermeront.

Les afro-américains : l’Ouest fut un refuge pour ces anciens esclaves

Des terres, de l’argent facile, une vie nouvelle et surtout… la liberté. Pour les anciens esclaves, plus encore que pour les Européens, la conquête de l’Ouest américain était une opportunité sans précédent. Car sur les terres situées à l’ouest du Mississippi, le compromis historique dit «du Missouri», signé en 1820, interdisait l’esclavage. Mais c’est après la découverte des gisements d’or, en 1850, qu’arrivèrent en Californie les premières vagues d’Afro-Américains. Affranchis venus de l’Est, fugitifs échappés des plantations du Sud, au total 4 000 hommes poursuivant le même rêve : une chance d’égalité raciale. Un espoir brisé en 1857 par l’arrêt Dred Scott. 
L’Etat fédéral niait la citoyenneté américaine aux anciens esclaves et déclarait inconstitutionnel le compromis de 1820. Expropriés, chassés des mines, ils trouvèrent pour la plupart refuge à San Francisco et Sacramento comme ouvriers, dockers ou domestiques.
La fin de la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage en 1865 allaient faire renaître l’espoir. «Quatre acres et une mule» pour se construire un avenir, telle était la promesse faite aux esclaves libérés par le président Lincoln. Malgré tout, dans les années 1870, la «Cotton Belt» (la «ceinture du coton», rassemblant les Etats du Sud) restait un enfer : terres insuffisantes, lynchages et pendaisons perpétrés par les suprémacistes du Ku Klux Klan, renforcement de la ségrégation raciale par les lois Jim Crow... A la fin de la décennie, 20 000 d’entre eux s’en allèrent chercher la paix dans l’ouest du Kansas et en Californie. 
Certains rejoignirent les premières communautés noires urbaines, la plupart gagnèrent les zones rurales où ils furent employés dans de grandes exploitations aux mains de propriétaires blancs : récolte du coton, cueillette de fruits… Ceux qui ne cultivaient pas la terre se spécialisèrent dans le convoyage des troupeaux. «Au point qu’un cowboy sur quatre aurait été afro-américain», affirme l’historien B. A. Glasrud (The African American West, University Press of Colorado, 2000). Une réalité longtemps occultée dans le mythe du Far West.

Les juifs : ils firent fortune en équipant les mineurs

La conquête de l’Ouest a-t-elle été l’âge d’or du «peuple élu» ? C’est ce que le musée juif de l’Ouest américain (Jewish Museum of the American West), en Californie, ne craint pas d’affirmer. Si le trait est évidemment exagéré, il ne fait aucun doute que la porosité de la frontière lui a offert une occasion unique de franchir les barrières nationales, raciales et religieuses. Ces immigrants juifs venaient majoritairement de la Confédération germanique où leur statut avait été modifié au début du XIXe siècle. 
En Bavière, souligne Françoise Ouzan, auteure d’une Histoire des Américains juifs (André Versaille éditeur, 2008), un édit, promulgué en 1813, leur avait permis d’acquérir des biens fonciers sous réserve d’abandonner les métiers «traditionnellement juifs» de colporteurs, maquignons et fripiers. En 1822, en Prusse, les emplois publics leur étaient interdits, sauf s’ils se convertissaient. Certains ont donc décidé de tenter leur chance de l’autre côté de l’Atlantique.
Cette diaspora de la première moitié du XIXe siècle, composée de marchands ambulants, de quincailliers et de petits artisans, s’intégra parfaitement à l’économie américaine en plein essor. Le parcours prodigieux de deux dynasties «parties de rien» – Lehman et Guggenheim – en témoigne amplement. 
Dans l’Ouest, plutôt que de creuser les mines, les pionniers juifs firent fortune en équipant les mineurs. Deux hommes aux patronymes semblables illustrent à la perfection ces success stories à l’américaine. Le premier, Levi Strauss (1829-1902), bavarois d’origine, fonda des établissements commerciaux à San Francisco dans les années 1850, avant de créer la pièce essentielle de la panoplie des bûcherons et des mineurs : le blue-jeans. Le second, l’homme d’affaires Charles Moses Strauss (1840-1892), allemand par ses parents, fut responsable d’un commerce de gros à Tucson, en Arizona, avant de se lancer dans la politique et de devenir maire de la ville en 1883 : le premier édile juif du Far West. Si ce n’était pas l’âge d’or, cela y ressemblait fort…

Les Irlandais : un rôle clé dans l’épopée ferroviaire

Sales, ivrognes, querelleurs, papistes indécrottables…» Peu de communautés ont attiré sur elles autant d’épithètes injurieuses que celles des Irlandais immigrés aux Etats-Unis. A dire vrai, rares étaient les individus issus d’une même nation qui ont déferlé en si grand nombre et en si peu de temps dans les ports du Nouveau Monde. Pour eux, l’exode était une question de vie ou de mort. 
Au milieu des années 1840, la «famine de la pomme de terre» a fait baissé plus d’un tiers des 8,5 millions habitants de l’île verte : un million de personnes ont péri pendant la pénurie et 2 autres millions ont fui le pays dans les années qui ont suivi. Selon Fabrice Bensimon et Laurent Colantonio, dans La Grande Famine en Irlande (Puf, 2004), l’immense majorité d’entre eux – soit 1,5 million d’individus – a toqué à la porte de l’Oncle Sam entre 1845 et 1855.
Moins qualifiés que les ouvriers venus d’Allemagne ou d’Angleterre, les travailleurs irlando-américains se sont d’abord établis dans les villes industrielles du Nord-Est, employés comme dockers, terrassiers ou creuseurs de canaux. Tassés dans les logements insalubres de New York, Boston ou Chicago, les Bog-trotters («les bouseux »), comme on les appelait, faisaient l’objet d’incessantes attaques xénophobes. Dans ce contexte, l’Ouest offrait l’occasion rêvée de repartir de zéro. Entre 1860 et 1880, les Irlandais formaient la communauté étrangère la plus importante du Sud-Ouest américain. 
Présents en nombre dans les mines de la Californie, du Nevada et du Colorado, ils ont également joué un rôle clé dans l’épopée ferroviaire. De 1860 à 1869, les fidèles de saint Patrick ont construit depuis Omaha, dans le Nebraska, le tronçon «est-ouest» de la première ligne de chemin de fer transcontinentale, tandis que leurs homologues chinois ont effectué depuis Sacramento, en Californie, le tronçon «ouest-est». C’est donc grâce à la force sino-irlandaise que New York ne se trouva plus qu’à une semaine de trajet de San Francisco – au lieu de six mois jusqu’ici.

Les Chinois : 250 000 déferlèrent sur la Californie

Le sens de la formule n’était pas la moindre des qualités des premiers migrants chinois. Ils se nommaient eux-mêmes «Gamsaanhaak », «les invités de la montagne d’or». Une périphrase évocatrice pour désigner la Californie plongée dans la fièvre de l’or depuis 1848. Ces paysans pauvres arrivaient pour la plupart du Delta de la rivière des Perles, situé dans la province de Guangdong, au sud de la Chine. 
Une région en proie à la famine mais aussi ravagée par une guerre civile meurtrière, la révolte des Taiping (1851-1864). Si le plan était simple – s’enrichir et retourner au pays –, la réalité le fut moins. Souvent endettés auprès d’organisations sino-américaines qui avaient financé leur voyage, ces travailleurs se retrouvaient pieds et poings liés à leurs employeurs par des contrats de plusieurs années. 
Travailleurs agricoles (coolies), cuisiniers, blanchisseurs autour des gisements, ou ouvriers, ils se distinguèrent par leur endurance. Une âpreté à la tâche qui, en 1863, en fit les candidats parfaits pour la construction du chemin de fer. «Après tout, n’ont-ils pas bâti la Grande Muraille ?», lança Charles Crocker, le fondateur de la Central Pacific Railroad. Certes, l’ouvrage était plus modeste, mais il leur fallut, souvent au prix de leur vie, traverser les canyons, creuser les montagnes de la Sierra Nevada à la pioche et à la dynamite.
Leur efficacité était telle que les recruteurs n’hésitèrent pas à se rendre jusqu’en Chine pour grossir ces bataillons. Au total, 250 000 Chinois débarquèrent en Californie entre les années 1849 et 1882. Ce qui ne fut pas du goût des ouvriers américains et européens qui les accusèrent d’accepter des salaires de misère et d’être des briseurs de grève. Emeutes, lynchages… 
La haine ne tarda pas à se déchaîner contre ces Orientaux, culturellement trop différents pour être acceptés. Le gouvernement fédéral voulut alors en finir avec ce «péril jaune» et, le 6 mai 1882, adopta une loi d’exclusion, le Chinese Exclusion Act, qui interdit toute entrée de nouveaux ressortissants chinois sur le territoire américain.

Les Mexicains : perçus comme des outsiders

Une grosse poignée de dollars – 15 millions exactement –, c’est ce qu’il a fallu aux Etats-Unis pour s’offrir la moitié du Mexique. Le 2 février 1848, le traité de Guadalupe Hidalgo mettait fin à deux années de conflits territoriaux entre l’Amérique et son voisin du Sud. Désormais, la Californie, le Nevada, l’Utah, le Texas, ainsi qu’une partie de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, du Colorado et du Wyoming, tombaient dans le giron de l’Oncle Sam. Au même moment, des pépites d’or étaient découvertes au nord-est de Sacramento. 
Le rêve américain pouvait commencer. Pour les quelque 70 000 autochtones restés sur place, l’avenir s’annonçait moins radieux. Les Mexicains eurent beau retracer leur généalogie depuis la fondation de la Nouvelle-Espagne, ils étaient collectivement perçus comme des outsiders.
«La ruée vers l’or a permis de nier l’antériorité de leur présence en imposant la légende d’une terre vierge», affirme Annick Foucrier dans Le Mythe californien dans l’histoire américaine (revue Pouvoirs, 2010). Placés de jure sous la bannière étoilée, les Greasers («les graisseux»), comme les Blancs nommaient les Mexicains, demeuraient des citoyens de seconde zone. Au fil des ans, leurs droits fonciers garantis par le traité de 1843 furent méthodiquement grignotés. Selon Robert Utley, auteur de Story of the West (DK Publishing, 2003) : seulement 6 % des revendications foncières des Hispaniques du Nouveau-Mexique ont été reconnues par le tribunal. 
Quant aux «Mexicains du Mexique», venus de l’autre côté du Rio Grande, ils constituaient le cinquième groupe d’étrangers du Sud-Ouest américain au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Recrutés comme saisonniers, notamment dans les champs de maïs et de coton du Nouveau- Mexique, ils percevaient pour le même labeur «20 à 50 % de moins que leurs homologues anglos», soulignent Jessie Embry et Brian Cannon dans Immigrants in the Far West (University of Utah, 2015). Le mirage de l’Eldorado était bien loin !

Les Français : basés à San Francisco

Voilà de quoi réjouir les 30 000 Français qui arrivèrent en Californie entre 1849 et 1851 : en plus de l’or qu’on leur avait promis, ils y trouvèrent du cabernet et du sauvignon ! En effet, vingt ans plus tôt, un vigneron bordelais, Jean-Louis Vignes, avait posé ses valises et importé ses plants dans la région de Los Angeles. Contrairement aux migrants italiens ou irlandais, ces arrivants ne fuyaient pas la pauvreté. Pour la plupart commerçants, investisseurs ou banquiers, ce sont les opportunités de faire fortune qui les avaient attirés là.
Beaucoup finirent par jouer un rôle important dans le milieu des affaires ou de la politique. Quelques noms de rues célèbrent encore ces pionniers : Solomon Lazard à Los Angeles (durant trente ans, il dirigea le service des Eaux), Alfred Pioche à San Francisco (il fut le créateur des premiers réseaux de transports en commun)… L’un d’eux, Joseph Mascarel devint même maire de Los Angeles, en 1865, et mena campagne pour interdire le port d’armes dans la ville.
 Les premiers convois transportaient aussi des militants des révolutions de 1848. En 1851, le gouvernement français organisa une loterie des lingots d’or. L’argent récolté devait permettre d’envoyer dans l’Ouest américain 5 000 ouvriers sans emploi. En réalité, il s’agissait d’une escroquerie (les lingots restèrent dans les coffres de l’Etat), destinée à débarrasser le territoire de ces révolutionnaires indésirables. 
Certains fondèrent des communautés utopiques, comme celle de Coverdale en 1880, patronnée entre autres par George Sand. Mais la plupart s’installèrent dans les villes qui se peuplèrent de cafés, restaurants, boutiques de luxe et théâtres. En 1851, la population de San Francisco se composait de plus d’un cinquième de Français. Pour railler le manque d’entrain de nos concitoyens à adopter la langue anglaise, ils les surnommèrent les «kezkidis».

Les Britanniques : la vague des Mormons

Pendant longtemps, le pays de l’Oncle Sam est apparu comme la «chasse gardée» de l’Angleterre. En 1790, dans le premier recensement effectué aux Etats-Unis, 6 % de la population de souche européenne se revendiquaient d’origine britannique. Au cours du XIXe siècle, la Grande-Bretagne constituait le troisième foyer de l’émigration transatlantique après l’Irlande et l’Allemagne, écrit Paul Spickard dans Almost All Aliens (Routledge, 2009). 
Pourquoi les ressortissants de la première puissance du monde se sont-ils exilés ? Avant tout, pour trouver de l’espace : entre 1800 et 1850, le nombre de Britanniques a été multiplié par deux. Cette explosion démographique, conjuguée à l’exode rural, a précipité une partie de la population hors de l’île. Au cours des années 1860, poursuit Paul Spickard, ils furent en moyenne 50 000 sujets de sa Majesté à franchir annuellement l’Atlantique. 
Dans l’Ouest, en 1870, les sujets de sa Majesté représentaient le troisième groupe d’étrangers après les Irlandais et les Chinois. Tous les profils s’y retrouvaient : paysans des Highlands chassés par la famine de la pomme de terre ; fermiers gallois balayés par la révolution industrielle ; Anglais upper class investissant dans le rush du bétail dans les années 1870-1880 et, bien sûr, anciens mineurs de charbon venus tenter leur chance dans l’extraction de l’or ou de l’argent dans le Nevada, le Colorado et la Californie.
Parmi les ouvriers des bassins houillers, un cas particulier a profondément marqué l’histoire de l’Ouest : celui des Mormons britanniques venus bâtir «la nouvelle Jérusalem» dans les grands espaces américains. 
Entre 1840 et 1870, 38 000 convertis, issus principalement des régions minières du Royaume-Uni, se sont établis en Utah, affirme Mindi Sitterud-McCluskey dans Immigrants in the Far West. Dans la région du Lac Salé, leur politique nataliste a fait des merveilles : en 2018, selon une étude de l’agence Bloomberg, les villes de l’Utah concentraient à l’échelle nationale le plus haut pourcentage de descendants de British Americans.