C’est le réseau social qui a le plus profité du confinement. Mais son expansion marque une désintégration des valeurs communes. À rebours des premières communautés en ligne, les groupes sont les relais de théories du complot, de propos haineux et d’une défiance générale vis-à-vis des institutions.
Au printemps, alors que le coronavirus se propageait dans le monde entier et que des milliards de personnes étaient enfermées chez elles, un réseau social a connu plus de succès que tout autre : WhatsApp enregistrait fin mars une hausse de 40 % de son trafic global. En Espagne, où le confinement était particulièrement strict, son utilisation a augmenté de 76 %. WhatsApp – positionnée sur un créneau singulier entre courrier électronique, Facebook et texto, permettant à des groupes de partager aussi bien des messages que des liens et des photos – a fait déferler des vagues d’informations, de mèmes et d’anxiété collective.
Au début, ses nouveaux usages ont généralement été plutôt réconfortants : des groupes d’entraide se sont constitués pour soutenir les plus vulnérables ; familles et amis passaient par la messagerie privée pour maintenir le contact, partager leurs angoisses en temps réel. Mais vers la mi-avril, WhatsApp a commencé à jouer un rôle un peu plus sombre dans la pandémie. Une théorie du complot sur le déploiement de la 5G, née bien avant l’irruption du Covid-19, prétendait que les antennes de téléphonie étaient responsables des contaminations par le coronavirus. D’un bout à l’autre du Royaume-Uni, des antennes 5G ont été incendiées, et durant le seul week-end de Pâques, une vingtaine ont été visées par des tentatives d’incendie volontaire.
Avec Facebook et YouTube, WhatsApp a été l’un des principaux vecteurs de cette théorie du complot, et on a soupçonné les groupes de communautés nés en mars de contribuer à faire enfler la rumeur liant la 5G au Covid-19. Dans le même temps, la messagerie a permis la diffusion de faux enregistrements audio, comme ce message vocal largement relayé dans lequel un prétendu employé de la NHS [le système de santé publique britannique] affirmait que plus aucune ambulance ne serait envoyée aux patients en détresse respiratoire.
Après Cambridge Analatyca
Ce n’était pas la première fois que WhatsApp se retrouvait au cœur d’une polémique. Si les scandales de désinformation qui ont bouleversé les résultats des élections au Royaume-Uni et aux États-Unis étaient davantage centrés sur Facebook – propriétaire de WhatsApp –, ce sont les campagnes incendiaires menées sur WhatsApp qui ont favorisé la victoire de Jair Bolsonaro au Brésil et celle de Narendra Modi en Inde, grâce à l’immense couverture de l’application dans ces pays. En Inde, des rumeurs véhiculées sur la messagerie privée ont provoqué des émeutes qui se sont soldées par au moins trente morts. Et lorsque le ministre indien de l’Information et des Télécommunications a voulu réglementer les contenus WhatsApp, il a soulevé une nouvelle polémique sur la restriction des libertés civiles.
Le risque est ici, comme toujours, de faire porter la responsabilité des crises politiques à une technologie. La messagerie américaine a elle-même déployé des mesures pour lutter contre la désinformation. En mars, un porte-parole annonçait au Washington Post que son entreprise s’était “concertée avec les ministères de la Santé de tous les pays afin d’assurer à leurs citoyens des moyens simples de recevoir des informations exactes sur le virus”. Or, au-delà de ces intox visibles, WhatsApp apparaît bel et bien comme un support exceptionnellement efficace pour exacerber la défiance envers les institutions et les procédures officielles.
Un groupe WhatsApp peut exister sans que quiconque, à l’extérieur, ne connaisse son existence, l’identité de ses membres et ce qu’ils partagent, puisque leurs échanges, chiffrés de bout en bout, échappent à toute surveillance. Les groupes WhatsApp peuvent non seulement semer la suspicion dans l’opinion publique, mais également créer un climat de méfiance parmi leurs propres participants. Comme l’ont également démontré les groupes fermés Facebook, les mécontentements – pas toujours fondés – grondent en privé avant de déborder sur la sphère publique. Il est plus facile de faire circuler de fausses informations que de les corriger.
Intimité des échanges
Contrairement à bien d’autres médias sociaux, WhatsApp a été conçu pour assurer la confidentialité des échanges, ce qui, d’un côté, nous permet de préserver une certaine intimité avec nos proches et de parler librement, mais qui d’un autre, introduit dans la sphère publique un état d’esprit de secret et de suspicion. Alors que Facebook, Twitter et Instagram deviennent des tribunes de plus en plus démonstratives – où chacun se met en scène pour impressionner la galerie ou parer la critique –, WhatsApp fait figure de sanctuaire dans un monde déroutant et peu fiable, où les utilisateurs peuvent parler plus franchement. Plus les groupes instaurent des rapports de confiance, plus ils se méfient des institutions et des responsables officiels. Une nouvelle forme de “bon sens” apparaît, fondée sur un scepticisme instinctif envers le monde au-delà du groupe.
L’essor de WhatsApp et le défi qu’il représente pour les institutions traditionnelles comme pour les médias sociaux ouverts posent une question politique grave : comment préserver la légitimité et le capital de confiance des institutions et du débat face à des groupes d’individus qui s’organisent en communautés fermées et invisibles ? Cet état de fait risque d’enclencher un cercle vicieux dans lequel les groupes diffusent toujours plus d’informations, vraies et fausses, pour discréditer les responsables politiques et la communication officielle, tandis que nous prenons nos distances avec la démocratie.
Première messagerie au monde
Lorsque, en 2014, Facebook a racheté WhatsApp pour 19 milliards de dollars [16,7 milliards d’euros], il signait l’acquisition la plus chère de l’histoire de la technologie. À l’époque, WhatsApp apportait 450 millions d’utilisateurs. En février dernier, il en revendiquait 2 milliards – et ce, avant même l’explosion du trafic liée au confinement –, ce qui en faisait de très loin la première messagerie du monde et la deuxième application la plus utilisée après Facebook. Dans de nombreux pays, c’est devenu l’outil de communication numérique et de coordination sociale par défaut, notamment parmi les jeunes.
Les deux grandes caractéristiques qui ont fait de WhatsApp un vecteur privilégié de contenus complotistes et de la contestation politique n’existaient sur aucune application de messagerie instantanée et ont davantage en commun avec le courrier électronique : la création de groupes et la possibilité de transférer des messages. Or, le transfert de messages d’un groupe à un autre – récemment limité pour briser les chaînes de désinformation liées au Covid-19 – en a fait une puissante arme d’information. À l’origine, les groupes étaient limités à 100 personnes, plafond qui a par la suite été relevé à 256. C’est une taille encore assez raisonnable pour préserver ce sentiment d’exclusivité, mais si chacun des 256 utilisateurs relaie un message à 256 autres, 65 536 personnes l’auront reçu.
Joyeuse anarchie
Les groupes se créent pour toutes sortes de raisons – organiser une fête, une manifestation sportive, partager un centre d’intérêt –, puis acquièrent une existence autonome – ce qui peut donner lieu à une joyeuse anarchie, à mesure qu’un groupe bâtit son identité sur ses propres blagues et traditions.
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