Le kebab est-il devenu un sujet politique en Europe ? Si la phrase peut faire sourire, elle est néanmoins sérieuse. Le kebab, ce « fast-food » favori des Français aux côtés du burger a été récemment l’objet d’attention et de polémique inédites, révélant aux Européens des enjeux peu explorés.
[On a ainsi vu, ce jeudi 16 mai 2019, Benoît Hamon, fondateur de Génération.s, revenir dans un kebab de Béziers (Hérault), ville dirigée par le maire d’extrême droite Robert Ménard, pour y célébrer la « diversité culinaire » et la diversité tout court : un clin d’œil à son tweet du 30 juin 2017, qui montrait une photo de kebab et avait fait le buzz sur le réseau social, NdlR].
Retour en décembre 2017 : la commission santé du Parlement européen décide d’interdire les additifs phosphatés dans les broches de viande congelée. L’arrêté suscite une levée de boucliers inattendue. Ce qui devait se résumer à la simple régularisation administrative d’une situation existante prend en quelques jours un tour politique imprévu.
Sauver le kebab
L’eurodéputée allemande Renate Sommer (CDU) est la première à déclencher les hostilités sur sa page Facebook déplorant une décision qui pénaliserait les restaurateurs et « entraînerait la perte de milliers d’emplois ».
La rumeur enfle et fait bientôt le tour des rédactions européennes : dès le lendemain, Bild relaie les craintes de l’eurodéputée, bientôt suivi par le Guardian, La Repubblica ou El País.
Face au tollé, les eurodéputés décident deux semaines plus tard de se retrancher derrière la future évaluation de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) pour suspendre la décision de la commission santé.
Un micro-événement bien moins anecdotique qu’il n’y paraît. Des médias traditionnels aux réseaux sociaux, la vague de réactions amusées, éplorées, outrées ou ravies a montré que le kebab, derrière son apparente trivialité, cristallisait au contraire les questionnements sociaux, politiques et identitaires traversant aujourd’hui les sociétés européennes.
Le kebab et l’Europe : je t’aime, moi non plus
Le kebab et l’Europe, c’est d’abord l’histoire du succès stupéfiant d’un sandwich que rien ne prédisposait à devenir autant le casse-croûte de l’ouvrier que l’étendard culinaire du noctambule.
Son arrivée en Europe remonte au milieu des années 1930 lorsqu’une poignée de restaurateurs grecs et arméniens expulsés d’Anatolie quelques années auparavant décident de l’inscrire sur leur carte.
Bien loin de son omniprésence actuelle, ce gyro/döner kebap se résume alors à un plat-totem discret, connu uniquement d’une clientèle immigrée qui le considère, ainsi que les établissements le proposant, comme un moyen de conserver une attache symbolique avec la terre natale.
Il faut attendre les années 1980-90 pour assister à un réel engouement des mangeurs européens pour le kebab. Alors que la désindustrialisation s’enclenche en Europe de l’Ouest, de nombreux travailleurs – notamment turcs – font le pari de se reconvertir dans le secteur de la restauration.
En Allemagne, 2 millions de kebabs consommés chaque jour
Sans véritable connaissance culinaire et avec une mise de départ modeste, ces nouveaux entrepreneurs permettent au kebab de sortir du cercle étroit des initiés pour se faire progressivement une place dans le paysage alimentaire des villes européennes. L’offre qui se développe alors s’adresse à une clientèle ouvrière, immigrée, estudiantine qui, à toute heure du jour et de la nuit, trouve dans ce sandwich peu onéreux le moyen de se rassasier.
Au fil des ans, le développement du kebab en Europe est fulgurant. Rien qu’à Paris, ce sont aujourd’hui plus de 550 établissements qui ont inscrit le kebab sur leur carte. Outre-Manche, on compterait plus de 17 000 points de vente, tandis qu’en Allemagne, épicentre de sa géographie européenne, ce serait plus de 2 millions de kebabs qui seraient consommés quotidiennement.
Cet engouement est d’autant plus exceptionnel qu’il ne repose sur l’hégémonie commerciale d’aucune multinationale agroalimentaire, mais plutôt sur le « génie » – en partie inconscient – de milliers de restaurateurs indépendants. Ils ont su proposer un plat ambivalent, capable de répondre aux attentes éthiques et religieuses d’une partie des mangeurs – notamment à travers la question du halal – mais aussi de suivre les transformations profondes que connaissent aujourd’hui les pratiques alimentaires des mangeurs européens : augmentation de la restauration hors domicile, recherche permanente d’exotisme culinaire, personnalisation de l’offre disponible, etc.
Un succès non sans contreparties toutefois. À mesure qu’il progresse, le secteur du kebab fait paradoxalement face à une défiance de plus en plus grande : articles et reportages sur l’hygiène plus que douteuse de certains restaurants se multiplient et propagent, chez le grand public, l’image d’un plat gras, peu ragoûtant, à la viande suspecte.
« Le cadeau des migrants à l’Europe »
Malgré cette image peu reluisante, le kebab trouve pourtant au fil des ans de nombreux défenseurs y voyant l’expression de cultures urbaines métisses et la preuve de la richesse des échanges interculturels.
Dès 1999, la chercheuse Ayse Çaglar remarquait cette représentation positive associée au plat en Allemagne : « En raison de cette association, le döner s’est intégré au discours sur la "question des étrangers" en Allemagne. "Pas de döner sans étranger !", "Pas de döner sans nous !" Tels furent les slogans des plus grandes manifestations en faveur des étrangers dans le Berlin des années 1980. » Un positionnement politique partagé hors des frontières allemandes.
Pour Ibrahim Dogus, président du Center for Turkey Studies et directeur des British Kebab Awards, « ce plat modeste qu’est le kebab porte aussi en lui un message fort d’intégration réussie : il agit comme un rassembleur entre les nouveaux arrivants et les mangeurs autochtones ».
Une emphase sensiblement similaire chez le correspondant du Los Angeles Times pour qui le kebab ne serait rien d’autre qu’un « cadeau des immigrants turcs à l’Allemagne ».
Cachez ce kebab que je ne saurais voir…
Un discours pourtant loin de faire l’unanimité. Le 26 janvier 2009, la petite ville toscane de Lucca est la première à mettre le pied dans la porte.
Son conseil municipal décide en effet d’interdire « les établissements dont les activités font référence à des appartenances ethniques différentes » arguant de la nécessaire « sauvegarde des traditions culinaires et de l’authenticité de l’architecture, de la culture et de l’histoire ».
Le mouvement est lancé et fait bientôt des émules : en Italie, c’est au tour de Forte dei Marmi, Padoue, Capriate et Vérone de prendre des mesures similaires, tandis qu’en France, Robert Ménard, fraîchement élu maire de Béziers, annonce sa volonté de voir les vendeurs de kebab disparaître du centre de sa ville.
Souvent restées au stade d’incantations – notamment dans le cas biterrois – ces annonces montrent que le kebab n’est pas qu’un simple sandwich de fin de soirée.
Symbole culinaire d’un multiculturalisme réussi pour les uns, expression visible de l’islamisation rampante qui serait actuellement à l’œuvre en Europe pour les autres, le kebab est devenu en quelques années un fait social total, le miroir déformant des questionnements identitaires et des crispations politiques qui traversent aujourd’hui les sociétés européennes.
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