jeudi 30 juillet 2020

Où bat le cœur du monde, par Philippe Hayat...



Ce livre est une véritable « chakchouka », la fameuse ratatouille tunisienne. Une « chakchouka » dans le sens positif du terme, à savoir un mélange harmonieux et délicieux de différentes espèces de légumes. Dans le cas de l’ouvrage de Philippe Hayat, c’est l’association imprévue entre le judaïsme tunisien et le jazz qui génère une merveilleuse « chakchouka ».
Nous sommes à Tunis, en 1935, rue des Perles, dans le quartier juif de la ville, la Hara. C’est là que vit la famille Zaken, Sauveur, libraire dans la rue de la Verrerie, un Tunisien qui fait tout pour ressembler à un « vrai Français », son épouse, Stella Boccara, d’origine italienne et leur fils, Darius, dix ans. L’obsession de Sauveur, c’est de s’éloigner de la populace arabe, de s’installer dans le quartier européen et d’y ouvrir une librairie digne de ce nom. Quant à Darius, on l’inscrirait au lycée Carnot, le fin du fin en matière d’éducation occidentale. « Les Français, plus ils nous regardaient de travers, plus on voulait leur ressembler. Eux, c’était la grande vie à l’extérieur des remparts, vers le lac, vers la mer au bout du lac, et nous, les Juifs de la Hara, la petite vie à l’intérieur, quelques rues à nous au milieu de la ville arabe. À deux pas des Français, mais à l’intérieur ».
Hélas, Sauveur ne verra pas son rêve se réaliser. À l’issue de la prière à la mosquée voisine Al-Zitouna et alors qu’une tempête de sable s’abat sur la ville, des émeutiers arabes  vocifèrent contre les Juifs accusés d’être des mécréants alliés des Français qui provoquent la colère d’Allah. « Avec l’argent que vous nous prenez, vous financez les sionistes qui écrasent nos frères de Palestine. Vous nous poignardez dans le dos »… « Vous volez nos terres, vous les saccagez comme des nuées de sauterelles ».
C’est le pogrome, la curée. Tandis que Sauveur enjoint à son fils de prendre la fuite en direction du quartier français, il est pris à partie par la foule excitée. « Il se retourna une dernière fois. La meute avait avalé son père et s’engouffrait dans la rue de l’Agha en direction de la librairie ». Malgré l’intervention du résident général Bernard Marcel Peyrouton et de la troupe, Sauveur sera assassiné. Darius, lui, qui a finalement rejoint la librairie, écrasé par une table, va perdre l’usage d’une jambe et sombrer dans un mutisme total.
Désormais boiteux et muet, communicant avec le langage des signes, Darius Zaken va trouver l’équilibre grâce à la passion du jazz qui s’empare de lui. Il va, au fil des ans, devenir un as de la clarinette, à l’égal des grands maîtres noirs américains, Armstrong en tête. « Un morceau de jazz, c’était cent portes à ouvrir, dont chacune donnait sur cent autres ». Parallèlement, il va s’éloigner de la religion de ses pères : « J’avais décidé de ne plus être juif ». Il acceptera, du bout des lèvres, de préparer sa « bar mitsvah ». Stella, elle, va vivre de petits boulots et de ménages et restera longtemps réfractaire aux avances de Max, un voisin amoureux d’elle.
Au fil  des pages, on découvre la vie en Tunisie dans les années quarante, notamment pendant les six mois de l’occupation allemande. Et puis, ce qui devait arriver arriva. Dans le sillage des soldats américains qui ont libéré la Tunisie, Darius, devenu « Kid Zak » ou « Darry Kid » qui sera engagé par une troupe musicale, va poursuivre une carrière prodigieuse de musicien de jazz. Il se retrouve à New York en 1948 où il fait la connaissance de Dinah, une enseignante noire. Cela n’empêchera pas sa mère de lui envoyer des colis de boutargue !
Quand il retournera à Tunis, en 1954, Darius sera reçu avec tous les égards dus à sa renommée. Il y retrouvera les senteurs de l’enfance, du merguez et du fenouil, du couscous et de la « chakchouka ».
Original et sympathique.

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