Tuez-le ! À mort le juif ! "
Ce 13 février 1936, Léon Blum, alors député SFIO (qui deviendra le Parti socialiste en 1969) sort de la chambre des députés en voiture. Il est bloqué au niveau du croisement de la rue de l'Université et du boulevard Saint-Germain. Un groupe d'étudiants et de militants royalistes sont venus assister aux obsèques de l'historien Jacques Bainville, proche collaborateur de Charles Maurras, ennemi juré de Blum et patron du journal d'ultradroite "l'Action française", qui a écrit dans ses pages :
"Ce juif allemand naturalisé ou fils de naturalisé, qui disait aux Français, en pleine chambre, qu'il les haïssait, n'est pas à traiter comme une personne naturelle. C'est un monstre de la République démocratique. Détritus humain, à traiter comme tel. […] C'est un homme à fusiller, mais dans le dos."
Ses écrits semblent donner des ailes à ses affidés, car, ce 13 février, quand ces derniers reconnaissent "Blum le juif", ils bloquent la voiture, tandis que les insultes fusent.
"On va le pendre !" ; "Blum assassin !"
La foule – plusieurs centaines de personnes selon la police – commence à s'énerver. Une dizaine d'individus s'acharnent sur le véhicule. Ils tapent avec leurs poings, avec des cannes. Un homme saisit une rampe d'éclairage, tape sur la vitre qui vole en éclat. Blum est blessé. Avec le couple d'amis qui l'accompagnent, il se réfugie en hâte dans un immeuble tandis que la foule continue à gronder : "Achevez-le !"
Dans "le Populaire", dont Blum est le directeur politique, sera publiée la photo de son visage pansé.
"Ils l'ont eu ! Ils ont failli, du moins, l'avoir. Voilà des mois et des années qu'ils le guettent, à l'affût du moment où, sans risques, naturellement, pour leurs précieuses personnes, à cent, à des centaines, ils puissent lui “faire son affaire”. Et peu s'en est fallu qu'ils ne réussissent."
Toute la presse n'est pas aussi unanime. "Le Journal", titre de presse conservateur, mais bien plus modéré, désapprouve certes le lynchage dont a été victime Blum, mais semble suggérer que le député de gauche l'a un peu cherché…
"Assez de ces incidents. Mais assez aussi de ces provocations. […] Si nous regrettons que le député de Narbonne ait été malmené, nous espérons qu'il comprendra mieux désormais le danger d'un appel à la force brutale pour mater ceux qui pensent autrement que lui."
Au journal "l'Action française", une perquisition est menée. On y retrouve le chapeau et la cravate de Blum, des trophées.
"La France sous le juif"
En avril 1936, les suspects sont incarcérés, mais bénéficient d'une certaine indulgence, trois mois de prison pour l'instigateur principal, quinze jours pour son complice. Tandis qu'un autre manifestant obtient un non-lieu. C'est l'acte de violence, évidemment, et non les insultes antisémites qui sont poursuivies.
Mai 1936 : le Front populaire gagne le second tour des législatives.
Charles Maurras part en vrille contre "les juifs du cabinet" et "le microbe de la race élue".
Il en appelle au "couteau de cuisine".
"Chacun prendra conscience du bon moyen de défendre sa vie du sacrificateur juif : le couteau de cuisine."
Ledit couteau de cuisine semble bien destiné à Blum puisque Maurras continue ses appels au meurtre.
"Le jour de l'invasion, il restera toujours en France quelques bons couteaux de cuisine et Monsieur Blum en sera le ressortissant numéro 1."
Avant de repartir en toupie :
"Gide a vu qu'en son cher Blum, l'écrivain, le fonctionnaire, le parlementaire, le militant ne sont presque rien en comparaison du fils de la race tronquée. Juif d'abord ! C'est en tant que juif qu'il faut voir, concevoir, entendre, combattre et abattre le Blum. […] Si, par chance, un Etat régulier a pu être substitué au démocratique couteau de cuisine, il conviendra que M. Blum soit guillotiné dans le rite des parricides : un voile noir tendu sur ses traits de chameau."
Léon Blum porte plainte. Maurras est condamné à huit mois d'emprisonnement – condamnation annoncée comme "la Loi du juif" dans "l'Action française" – peine qu'il effectue à la prison de la Santé et où… il continue à écrire frénétiquement pour son journal.
En juin, Léon Blum devient président du conseil.
"L'Action française" titre en une : "La France sous le juif".
Vaisselle d'or, homosexualité: Blum, cible des "fake news"
L'arrivée au pouvoir de Blum provoque un redoublement de l'antisémitisme également dans plusieurs journaux conservateurs d'ordinaire moins virulents. Ainsi nait la légende de la "vaisselle d'or" dans laquelle mangerait Leon Blum est relayée par "l'Echo de Paris".
"Si M. Léon Blum peut s'offrir le luxe de conserver sa vaisselle d'or, je connais pas mal de personnes qui ont dû livrer la leur au creuset pour payer leurs impôts. Où passe l'or ?"
Ou encore tous les fantasmes sur son nom qui ne serait pas Blum mais Karfunkelstein, repris dans "Je suis partout" où Robert Brasillach ironise aussi sur l'Exposition universelle de 1937, où "au pied du pavillon sioniste décoré du sceau de Salomon, Monsieur Blum vous attend, la moustache et le feutre en bataille."
Charles Maurras continue dans l'insulte animalière. Blum est désormais indifféremment un "chameau" ou une "sale chamelle". Ah oui, car bien sûr, "Blum le juif" est aussi un "inverti" pour Maurras.
"Nous avons affaire à un inverti parfait. Il a, dès ses années d'école, inverti son sexe à l'instar du musical ami de Louis II de Bavière : ne lui laissons pas invertir les principes constitutifs des Etats."
Les attaques sont telles que Léon Blum se résout à y répondre le 19 novembre 1938 avec cette tribune, émouvante, titrée : "Je suis français."
"Sous la signature d'un homme que je ne veux pas nommer, la feuille infâme reprend avec une assurance effrontée une histoire qui courait déjà depuis longtemps dans la basse presse d'échos et dans les feuilles de chantage. Elle assure que le nom que je porte n'est pas le mien, que je ne suis pas né en France, mais en Bulgarie.
Cette légende n'a pas encore pris dans le public la même consistance que celle de mes maisons suisses, de mes châteaux français, de mon hôtel parisien, de ma vaisselle plate et de mes laquais en culotte courte. Avec un peu de ténacité et de patience, la feuille infâme en viendra sans doute à bout !
[…] Je suis né à Paris le 9 avril 1872, français, de parents français. Ma maison natale, 151 rue Saint-Denis, existe encore et chacun peut voir en passant la façade étroite et pauvre. […]
Aussi loin qu'il soit possible de remonter dans l'histoire d'une famille plus que modeste, mon ascendance est purement française. Depuis que les juifs français possèdent un état civil, mes ancêtres paternels ont porté le nom que je porte aujourd'hui.
Tous ces faits sont aisés à démontrer […] La feuille infâme a entrepris sa campagne sans se soucier un instant d'éclaircir si son accusation était vraie […] Tout cela sera colporté par la médisance ou la haine comme l'histoire de mes châteaux et de mes laquais. Des gens honnêtes et de bonne foi se diront à nouveau 'Tout de même, il y a forcément quelque chose de vrai. Pas de fumée sans feu'. Et le mensonge aura pris un beau jour. […] Il en sera ainsi jusqu'au jour où la loi permettra enfin de prendre à la gorge la feuille infâme et son pitre obèse […] de les châtier quand ils ont menti ou quand ils ont assassiné."
On est en novembre 1938, juste après les accords de Munich (30 septembre 1938). Un an après, ce sera la guerre.
Léon Blum est assigné à résidence, interné, puis transféré en 1943 comme otage d'Etat au Falkenhof, une dépendance du camp de Buchenwald pour éventuellement servir de monnaie d'échange aux Allemands en cas de défaite. Le prisonnier y vit coupé du monde, en tête à tête avec Georges Mandel que les Allemands vont livrer à la police française pour être assassiné par la milice. Il ne sait pas que l'entreprise d'annihilation des juifs, tant appelée de ses vœux par Charles Maurras, est en cours. Ni que son frère René, torturé, mourra à Auschwitz.
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