jeudi 21 mai 2020

Ce sourd entendait l’infini » : Beethoven vu par les écrivains..


TRIBUNE. Il y a 250 ans naissait le génial Ludwig van Beethoven. De Victor Hugo à Milan Kundera, il a inspiré de bien belles pages de littérature, rappelle ici Michaël de Saint Cheron.

Pour le 250e anniversaire de la naissance de Beethoven, Deutsche Grammophon/Universal publie un coffret « BTHVN 2020 » avec 118 CD, quelques DVD et deux ou trois Blue Ray de Karajan dirigeant les Symphonies. Bref : une totalité prodigieuse à la hauteur de l’œuvre et du compositeur que la firme entend honorer. « Il y a en musique des génies qui précèdent le temps », écrivait à Vienne, dans la « nuit transfigurée » qui suivit la première de la Ve Symphonie par le Maître, Amédée Wendt, un critique, dont la phrase traverse les siècles.
Dans la plaquette d’un précédent coffret[1], Anner Blysma s’interrogeait : « Quel chef d’orchestre pourra jamais donner forme au début de la ‘‘Pastorale’’, quel violoncelliste saura rendre justice de la Sonate en Ut majeur ou au plus intime de tous les thèmes, dans son deuxième mouvement ? Et ce lever du soleil, la question pleine d’humilité et la poursuite réciproque et affectueuse des premières mesures de la Sonate en Fa majeur ? Qui en est capable ? »
La particularité de la somme « BTHVN 2020 » est qu’elle ne se contente pas d’un seul interprète des œuvres les plus magistrales et connues de par le monde. On va ici jusqu’à trois enregistrements, notamment pour les Symphonies et certaines autres œuvres. Les « Variations Diabelli op. 120 », sont présentées ici sous les doigts d’Alfred Brendel, Stephen Kovacevich, Mitsuko Uchida. Pour ce qui est des Symphonies, elles occupent 15 CD et toute une série est consacrée à John Eliot Gardiner et son Orchestre Révolutionnaire et Romantique avec les instruments d’époque, tandis que le « cycle de Vienne » est représenté par le fantastique Leonard Bernstein (les 1e, 2e et 9e), ou par Carlos Kleiber (Symphonies n°5 et 7) – tandis que le père de ce dernier, Erich Kleiber dans l’un des CD de la de la dernière série du coffret « Performances », dirige les 5e et 6e Symphonies. Karl Böhm a été retenu pour la 6e, et Hans-Schmidt Isserstedt pour les 3e et 4e. Le jeune chef Andris Nelsons et Pierre Monteux nous donnent deux interprétations différemment éblouissantes de la 3e Symphonie.
Pour ce qui est des instruments modernes, les interprétations retenues sont signées Riccardo Chailly, Claudio Abbado et Karajan. « Fidelio » est aussi gratifié de deux versions, voire trois, avec « Léonore ou l’Amour conjugal ». La première sous la direction de Claudio Abbado, et la seconde en DVD dans l’une des versions de Bernstein. Quant aux Sonates pour piano et violoncelle, une interprétation sans pareille semble-t-il est ici enregistrée, celle de Martha Argerich et Mishka Maisky. Ce coffret nous offre un Vadim Repine qui fait pleurer son violon dans le Concerto en ré majeur, un Sviatoslav Richter qui fait danser son piano dans le Rondo en si bémol majeur avec le Wiener Symphoniker sous la direction de Kurt Sanderling, comme le fait Krystian Zimerman sous la direction de Bernstein dans le Concerto n°5.
Tout cet ensemble touche à la perfection, même s’il manque rien moins qu’une femme chef d’orchestre dans le palmarès des plus grands chefs beethovéniens des soixante dernières années. (Heureusement, dans les suppléments au 108 premiers CD, voici Clara Haskil dans la Sonate n°18 op. 31 n°3 à côté de Rudolf Serkin dans la Sonate n°31.) On peut par ailleurs regretter que le français ne soit pas l’une des langues de ce coffret qui n’a retenu que l’allemand et l’anglais, mais on détient là un véritable Trésor, le Trésor du génial Beethoven qui n’a pas fini de nous fasciner.

Victor Hugo : « Une dilatation de l’âme dans l’inexprimable »

Quoi qu’il en soit, ce 250e anniversaire offre une excellente occasion d’évoquer certaines des pages immortelles suscitées par Beethoven. Et comment le faire sans commencer par citer son alter ego en littérature, Victor Hugo ? En trois pages entrées parmi les plus belles jamais écrites sur Beethoven, le poète nous communique sa fascination :
« Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée. […] Les Symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l’homme. Cette étrange musique est une dilatation de l’âme dans l’inexprimable. »
Comme si toute l’histoire humaine avait passé dans la tête de cet invraisemblable génie qui entendait le rossignol dans la forêt, les cœurs de deux êtres épris l’un de l’autre et séparés par les barreaux d’une prison sous la Révolution, thème de son unique opéra, « Léonore ou l’Amour conjugal » devenu « Fidelio », aussi bien que les fureurs de l’histoire de son temps, son œuvre a traversé aussi au XXe siècle l’horreur de la Shoah.
Si tous les mélomanes connaissent le « Beethoven » de Romain Rolland et « le Docteur Faustus » de Thomas Mann, fort étrange roman théologico-musical, ce sont des textes beaucoup plus rares ou beaucoup moins cités à propos de Beethoven que j’invoquerai et évoquerai ici : on les doit à Elie Wiesel, Otto Dov Kulka et Milan Kundera. Car le coffret d’exception qui vient de paraître évoque en nous, en ce 75e anniversaire de la libération des camps et de la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux épisodes.

Beethoven dans les camps de la mort : le récit d’Elie Wiesel

Dans « la Nuit », Elie Wiesel raconte sa marche de la mort et l’arrivée de son cortège d’ombres au camp de Gleiwitz. Durant la nuit passée dans un baraquement sans châlit, sans lumière, des milliers de corps se sont allongés, certains pour mourir, d’autres pour se relever, un violon :
« Le son d’un violon dans la baraque obscure où des morts s’entassaient sur les vivants. Qui était le fou qui jouait du violon ici, au bord de sa propre tombe ? Ou bien n’était-ce qu’une hallucination ? Ce devait être Juliek. Il jouait un fragment d’un concert de Beethoven. Je n’avais jamais entendu des sons si purs dans un tel silence. Comment avait-il réussi à se dégager ? À s’extraire de sous mon corps sans que je le sente ? L’obscurité était totale. J’entendais seulement ce violon et c’était comme si l’âme de Juliek lui servait d’archet. Il jouait sa vie. Toute sa vie glissait sur les cordes. Ses espoirs perdus. Son passé calciné, son avenir éteint. Il jouait ce que plus jamais il n’allait jouer. Je ne pourrais jamais oublier Juliek. Comment pourrai-je oublier ce concert donné à un public d’agonisants et de morts ! Aujourd’hui encore, lorsque j’entends jouer Beethoven, mes yeux se ferment et, de l’obscurité, surgit le visage pâle et triste de mon camarade polonais faisant ses adieux à un auditoire de mourants et de morts. »(« La nuit », Ed. de Minuit, 1960, pp. 169-170)

« Beethoven devant les crématoires d’Auschwitz » : ce que raconte Otto Dov Kulta

Le second épisode se trouve chez Otto Dov Kulta, dans « Paysages de la Métropole de la Mort » (Albin Michel, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, 2013, pp. 45-51). Dov Kulta intitule l’un de ses chapitres hallucinants « Ode à la joie », inclus dans sa partie « Entre Theresienstadt et Auschwitz ». Il y évoque les mois passés à Birkenau à quelques centaines de mètres des chambres à gaz et des fours qui brûlaient jour et nuit. Un jeune musicien tchèque de 32 ans, qu’il nomme Imre, de son vrai nom Emmerich Acs (1912 – 8 mars 1944, Auschwitz-Birkenau), monta un chœur d’enfants et leur apprit à chanter « l’Hymne à la joie », de Schiller pour le texte et Beethoven pour la musique bien sûr, chant qu’ils apprirent facilement et répétèrent des dizaines, voire des centaines de fois, dans le bâtiment tenant lieu de latrines, qui était vide durant la journée et où il y avait une acoustique incroyable, selon Dov Kulka.
Ce n’est que six mois après l’extermination de presque tous les enfants et adultes de ce « camp des familles » à Birkenau, à laquelle Dov Kulka n’échappa que par un hasard sans nom, qu’il apprit, dans un camp satellite appelé Männerlager (camp d’hommes), par un déporté adulte, que la partition qu’il avait chantée avec ses petits camarades et leur chef, tous disparus, était le finale de la 9e Symphonie de Ludwig van Beethoven.
« Je crois qu’il essaya de m’expliquer la terrible absurdité, la terrible merveille qu’un chant d’hymne à la joie et à la fraternité de l’homme, l’‘‘Ode à la joie’’ de Schiller dans la Neuvième Symphonie de Beethoven, soit joué face aux crématoires d’Auschwitz, à quelques centaines de mètres du lieu d’exécution, où la plus grande conflagration jamais vécue par cette même humanité que l’on chantait, se déroulait au moment même où nous parlions et tout au long des mois passés là-bas. »
Dov Kulka poursuit son interrogation :
« Ce sarcasme abyssal, ultime, par-delà toute limite possible, pourrait être aussi un critère de variations moins extrêmes dans la réalité d’un monde où les choses ne se déroulent pas en accord avec la croyance sans réserve de Beethoven et de Schiller, qui avait été chantée un jour devant les crématoires d’Auschwitz. »
Page insondable qui est l’ultime hommage qu’un homme, Emmerich Acs, a jamais pu rendre à Beethoven mais aussi à Schiller et qu’un autre homme, un survivant, l’unique témoin de l’inimaginable confrontation entre l’Ode à la joie et l’extermination de millions d’êtres, a voulu rendre à un musicien qui s’efforça de donner de l’espoir à de jeunes condamnés à mort ignorants de leur sort, à travers le génie du musicien qui était justement Allemand, comme les bourreaux.
Bernstein ignorait tout de cette histoire, qui ne fut révélée au monde qu’après sa mort, mais il avait choisi de diriger la 9e Symphonie dans Berlin réunifiée en décembre 1989, célébrant sans doute au plus profond de sa mémoire traumatisée comme juif d’origine allemande, et la victoire sur le communisme soviétique et secrètement sur le nazisme.

« Ses plus belles méditations » : Beethoven par Kundera

Milan Kundera enfin, dans « le Livre du rire et de l’oubli », consacre quelques pages à son père et à Beethoven, parce qu’il l’admirait et le jouait au piano. Dans la dernière phase de sa vie, le père de Kundera était devenu aphasique et ne pouvait plus jouer non plus. Il pouvait seulement lire une partition et tout comprendre. C’est alors que l’écrivain va comprendre l’une des marques de génie de Beethoven, qui n’est pas à chercher dans l’évidence des Symphonies ni des grandes œuvres chorales et orchestrales, mais dans les Variations.
« Les Variations étaient la forme favorite de Beethoven vers la fin de sa vie. On pourrait croire, de prime abord, que c’est la forme la plus superficielle, un simple étalage de technique musicale, un travail qui convient mieux à une dentellière qu’à Beethoven. Et Beethoven (pour la première fois dans l’histoire de la musique) en a fait une forme souveraine, il y a inscrit ses plus belles méditations. »(Traduit du tchèque par François Kérel, Folio, pp. 246-247)
[1] Cf. plaquette du coffret Beethoven « Complete Sonatas for pianoforte & violoncello » par Jos van Immeseel et Anner Blysma, Sony classical/Vivarte.

Michaël de Saint Cheron, bio express

Philosophe des religions, essayiste, Michaël de Saint Cheron est notamment l’auteur de « Réflexions sur la honte de Rousseau à Levinas », Hermann, 2017. Il vient de publier, avec Matthieu Séguéla, « Soulages, d’une rive à l’autre » (Actes-Sud, 2019). Il a également publié des « Entretiens avec Levinas et Essais » disponibles dans la collection Biblio-essais du Livre de Poche.

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