Avec l’attribution de Sainte-Sophie au culte musulman, Erdogan signifie au monde occidental qu’il est souverain chez lui et qu’il ne compte pas se laisser impressionner par les pays occidentaux.
L’ancienne basilique orthodoxe Sainte-Sophie d’Istanbul, devenue mosquée en 1453 à la chute de l’empire byzantin puis transformée en musée religieusement neutre en 1934 par le premier Président de la Turquie moderne Mustapha Kemal Atatürk, est de nouveau consacrée au culte musulman.
Ainsi en a décidé le Président turc Recep Tayyip Erdogan le 10 juillet dernier, pour la plus grande satisfaction des nationalistes et des fondamentalistes religieux qui forment le noyau dur de son électorat.
Ce faisant, Erdogan ajoute une strate de plus à son projet d’enterrer définitivement l’héritage laïque pro-occidental d’Atatürk afin de ramener la société turque dans les limites identitaires de l’islamo-conservatisme, marque de fabrique de l’AKP, le parti de la justice et du développement qu’il a fondé en 2001 et qui lui a permis d’accéder au pouvoir suprême en 2003...
Mais dans un contexte de difficultés économiques croissantes pour la Turquie et de difficultés électorales gênantes pour lui, il en profite aussi, comme souvent, pour raviver la flamme idéologique de ses partisans via des diatribes provocatrices à l’encontre du monde occidental et récemment vis-à-vis de l’OTAN dont la Turquie est membre depuis 1952.
DE LA TURQUIE D’ATATÜRK À CELLE D’ERDOGAN
Petit flash-back : devenu Président de la Turquie en 1923 après le démantèlement de l’Empire ottoman consécutif à la Première Guerre mondiale, Mustapha Kemal dit Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs », entreprend de moderniser son pays avec l’idée d’en faire une nation unifiée, laïque, moderne, orientée vers l’Ouest et tournant le dos à l’Iran.
Les réformes s’enchaînent alors à vive allure : alphabet latin, calendrier grégorien, école primaire laïque et obligatoire, place des femmes dans la société, interdiction du fez pour les hommes, incitations à ne pas porter le voile pour les femmes, etc. Imposées d’en haut et garanties par l’armée, ces réformes laissent des cicatrices profondes dans la société turque et provoquent régulièrement des résurgences religieuses et identitaires.
C’est précisément sur cette aspiration à retrouver les valeurs du conservatisme de l’Islam (prôné par les Frères musulmans1 dont il est un adepte) qu’Erdogan se fonde lorsqu’il crée l’AKP puis accède au pouvoir. Tout au long de ses mandats successifs, il fait de la levée de l’interdiction du voile islamique le symbole de la Turquie qu’il souhaite promouvoir.
Autorisé d’abord pour les étudiantes des universités, le voile fut ensuite réintroduit dans la fonction publique (professeurs et policières notamment) puis autorisé également dans le haut lieu de la laïcité d’Atatürk, c’est-à-dire l’armée (février 2017).
Ajoutez à cela qu’avec le référendum du 16 avril 2017, gagné de justesse dans des conditions douteuses, il s’est arrogé l’ensemble des pouvoirs sur toutes les institutions cruciales du pays et se voit pratiquement assuré de rester Président de la République jusqu’en 2029 – une évolution politique qui confirme en tous points la lente mais effective dérive de la Turquie d’Erdogan vers l’autoritarisme et la ré-islamisation de la société.
Dans ce contexte, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée n’est jamais qu’une étape de plus, mais une étape Ô combien significative et symbolique !
Symbolique, car la basilique orthodoxe fut le premier lieu visité et converti aux rites de l’Islam par le sultan Mehmed II au soir de sa victoire sur Constantinople en 1453. Symbolique encore, car la date choisie pour la première prière a été fixée au 24 juillet prochain, c’est-à-dire la date anniversaire du traité de Lausanne qui, en 1923, actait la fin de l’Empire ottoman et le début de la Turquie laïque de Mustapha Kemal Atatürk.
ERDOGAN GRAND SULTAN ?
Encore une façon pour Erdogan de tourner le dos à ce dernier et de se rapprocher du statut de grand sultan qu’il voudrait incarner sur la Turquie et sur l’ensemble de l’oumma à l’horizon 2023, centenaire de la Turquie moderne et date de départ de sa nouvelle Turquie ré-islamisée.
Et étape terriblement significative au sens où la décision de reconversion émanant du Conseil d’État turc s’appuie non pas sur la Constitution actuelle mais sur le corpus juridique en vigueur du temps de l’Empire ottoman : ce que le sultan Mehmed II a décidé, personne ne peut le défaire.
Autrement dit, le décret d’Atatürk de transformer Sainte-Sophie en musée « offert à l’humanité » a été invalidé non pas parce qu’il constituerait une infraction à la Constitution turque mais parce qu’il contrevient aux lois islamiques qui avaient cours au XVe siècle ! C’est une première, même pour la Turquie, et elle constitue une grave entorse à l’État de droit.
Mais peu importe à Erdogan qui compte bien raffermir ainsi sa position électorale vacillante et mieux faire passer la pilule d’une économie en grandes difficultés :
Dès avant les dernières élections turques, les municipales de mars 2019 qui s’annonçaient plutôt difficiles pour l’AKP et son allié souverainiste d’extrême-droite le MHP, Erdogan avait lancé la possible reconversion de Sainte-Sophie en mosquée dans la bataille électorale pour faire pencher la balance en sa faveur.
À nouveau vainqueur de justesse en voix (51 % pour une participation de presque 85 %), il avait cependant perdu les plus grandes villes, dont Istanbul et Ankara, au profit de l’ancien parti d’Atatürk, le CHP. Encore un symbole, mais peu goûté d’Erdogan qui a commencé sa carrière politique comme maire d’Istanbul.
Sur le plan économique, après une année 2018 marquée par une violente crise de la livre turque qui a perdu 40 % de sa valeur par rapport au dollar américain, 2019 fut aussi l’année où la Turquie est entrée en récession pour la première fois depuis la crise de 2008 avec une inflation qui a dépassé les 20 % et un chômage de l’ordre de 15 % (et 27 % chez les jeunes).
Situation qui ne va pas s’arranger en 2020 avec la crise économique consécutive aux confinements anti-Covid : le tourisme est à nouveau sinistré et les échanges avec l’Union européenne, qui représentent 50 % du commerce turc, se sont effondrés.
Si l’annonce des retrouvailles prochaines de Sainte-Sophie avec le culte musulman a provoqué des scènes de liesse chez les souverainistes et les fondamentalistes turcs, le reste du monde n’a guère apprécié cette nouvelle initiative d’Erdogan.
Les Grecs pour lesquels la basilique byzantine est en quelque sorte l’équivalent orthodoxe de Saint-Pierre de Rome ont immédiatement dénoncé « une provocation envers le monde civilisé ». Même Poutine, modèle d’Erdogan et allié précieux le plus souvent, a fait part de ses regrets.
MOMENT DIPLOMATIQUE TENDU
Cette affaire intervient à un moment diplomatique extrêmement tendu et embrouillé entre les pays occidentaux et la Turquie. En plein conflit avec la Grèce pour la définition de ses eaux territoriales, la Turquie s’est rapprochée de la Libye (avec laquelle elle entretient des relations économiques importantes depuis l’ère Kadhafi) afin d’obtenir d’elle une reconnaissance maritime qui pourrait servir de précédent.
Or selon le ministère français des Armées, la frégate française Le Courbet chargée par l’ONU de veiller à ce que l’embargo sur les armes à destination de la Libye soit respecté, a été le mois dernier la cible de manœuvres hostiles de la part d’un navire turc suspecté par la France de briser l’embargo. Tout ceci intervenant entre deux pays membres de l’OTAN.
Pour corser le tout, la Turquie soutient le Premier ministre libyen adoubé par l’ONU (Fayez al-Sarraj) tandis que la France soutiendrait sans vraiment le dire un autre prétendant (le maréchal Haftar) qui bénéficie de l’appui de la Russie et des Émirats Arabes Unis ! Un sac de nœuds plus balkanique que byzantin dans lequel le rôle de la France manque de clarté.
Dans ce contexte, l’opération Sainte-Sophie apparaît aussi comme une énième manœuvre d’Erdogan (après le chantage aux migrants syriens, notamment) pour signifier au monde occidental qu’il est souverain chez lui et qu’il ne compte pas se laisser impressionner par les pays occidentaux, fussent-ils ses alliés.
Une façon spectaculaire de leur rappeler que l’OTAN ne saurait se passer de la Turquie compte-tenu de sa position privilégiée sur le Bosphore, à l’intersection des intérêts occidentaux, russes et moyen-orientaux.
Toujours est-il que la situation est suffisamment explosive pour que, chez nous, l’hebdomadaire Le Point ait choisi de titrer en couverture de son dernier numéro du 16 juillet 2020 « Erdogan : la guerre à nos portes » sans même un point d’interrogation. Inutile de dire que la Turquie officielle ne décolère pas2.
Pour l’heure, le nouvel ambassadeur de France en Turquie nommé en avril a pu arriver à Ankara sans encombre le mois dernier malgré les restrictions anti-Covid sur le transport aérien, mais il n’a pu commencer effectivement sa mission car il attendrait toujours d’obtenir un rendez-vous avec le Président Erdogan afin de lui présenter ses lettres de créance3. Ambiance…
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