LE DEPART
Alger n’est plus qu’une tâche de brume à l’horizon. Depuis déjà quelques minutes, ma ville natale semble jouer au chat et à la souris avec les quelques rayons de soleil que laisse filtrer par instant le ciel chargé de larmes.
Alger n’est plus qu’une tâche de brume à l’horizon. Depuis déjà quelques minutes, ma ville natale semble jouer au chat et à la souris avec les quelques rayons de soleil que laisse filtrer par instant le ciel chargé de larmes.
Comme tous mes compagnons d’infortune, je fixe l’horizon, le regard fouillant la masse nuageuse qui dérobe la blanche cité sans tamiser le chagrin.
La regarder une dernière fois, la deviner peut-être, au-delà de ce que la nature permet de voir. L’imaginer dans sa parure d’or et de feu. Comme avant, comme hier, comme jadis, quand le bonheur imprégnait de rires les murs de ma maison. Quand je faisais partie du décor, lorsque les parfums me chantaient les saisons de son pays. Quand j’étais français d’Algérie et fier de l’être. Quand j’étais juif d’Algérie et fier de l’être. Comme je suis fier d’appartenir à la famille Durand d’Alger. Une famille juive espagnole qui posa le pied sur cette terre d’Afrique du Nord à la suite de l’inquisition médiévale de 1391. Un siècle avant la grande Inquisition de Torquemada.
Par la Grâce de mon ancêtre Semah DURAN dont le fils Simon, linguiste, astronome, théologien, médecin, se distingua à plus d’un titre dans la réunification du judaïsme de la région en proie à de multiples influences orientales néfastes à la transmission de la religion juive.
Une famille dont le rôle, lors de la conquête française, dessina une trace indélébile au sein du judaïsme local et au-delà, du judaïsme sépharade tout entier.
Et les larmes des femmes qui roulent sur des joues sans maquillage, sans fard ni couleurs. Aux lèvres orphelines de rouge Baiser et aux paupières baissées sur l’absence qui déjà les hante. Et les hommes aux visages burinés, les yeux rougis, indifférents à l’indécence de l’instant. Les yeux qui piquent, qui brûlent et qui pleurent. Et moi qui partage ce moment d’histoire inhumaine pour un peuple en errance vers le pays de nulle part. Exodus à l’envers des temps modernes.
Une famille dont le rôle, lors de la conquête française, dessina une trace indélébile au sein du judaïsme local et au-delà, du judaïsme sépharade tout entier.
Et les larmes des femmes qui roulent sur des joues sans maquillage, sans fard ni couleurs. Aux lèvres orphelines de rouge Baiser et aux paupières baissées sur l’absence qui déjà les hante. Et les hommes aux visages burinés, les yeux rougis, indifférents à l’indécence de l’instant. Les yeux qui piquent, qui brûlent et qui pleurent. Et moi qui partage ce moment d’histoire inhumaine pour un peuple en errance vers le pays de nulle part. Exodus à l’envers des temps modernes.
Pleurer à peine sorti de l’enfance. Pleurer à seize ans ! Perdre le cadre de ma vie sans emporter dans mes valises le divin tableau. Perdre mes amitiés avant d’avoir refermé les dernières pages du livre de l’adolescence. Et la mémoire assassinée dans une guerre perdue d’avance contre le sablier. Sans le soutien des images et des odeurs, des mots et des amitiés, du cartable vieilli et des fiancées oubliées sur le chemin de l’exil. Et seulement deux valises pour enfouir la mémoire et les draps, le chagrin, l’angoisse et les objets dérisoires qui racontent l’histoire d’une famille française d’Algérie.
Le Ville d’Oran emporte et déracine.
-- Voilà, c’est fini ! Je lâche en ravalant un soupir à peine retenu. Je parle seul. Seul sur le pont supérieur. Les autres exilés se sont agglutinés et, agrippés à la rambarde, se sont laissés glisser vers le pays de la nostalgie. Nostalgie ! Un mot dont ils n’avaient jamais encore éprouvé la morsure, une blessure qui vous marque à jamais, qui vous vieillit avant l’âge et vous isole loin de vos sources de vie, de vos amis, de votre famille, si loin de votre pays. Qui vous ampute aussi !
Je m’assois à même le sol. La vague de l’indépendance m’emporte vers une destination inconnue. Mes parents et mes frères m’accompagnent sans un mot, sans une plainte. A l’étage inférieur, l’inéluctable s’accomplit dans le silence, les cœurs éteints, la parole chuchotée et les sanglots étouffés. La fierté française en berne.
Jacky et Paulo, mes deux frères, habitués aux joutes verbales et aux chamailleries, oublient les disputes de bonne santé qui ne cessaient hier encore qu’avec le sommeil.
Je regarde ma petite famille mourir à petit feu. Sans mon père, décédé en 1947, les artères bouchées, mon père et son pardessus à chevron qui me piquait la joue lorsqu’il me prenait dans ses bras au retour du travail, mon père, que je n’ai pas eu la chance de bien connaitre, ma mère veuve et trois fils orphelins.
Sans mon grand-père, ma source de vie, l’exemple. Le chêne fauché rue d’Isly par une balle française assassine le 26 Mars 1962. 92 années de labeur et de sueur, de bonheur aussi. 92 années d’une vie de pied noir avec tout ce que cela comporte d’enthousiasme et d’engagement envers cette patrie à l’autre bout de la Méditerranée. Alors que le bateau fuit vers l’inconnu, que la ville immaculée plonge vers le néant et disparaît à tout jamais, je scrute l’horizon devinant à peine les lieux, les repères où se déroula de 1391 à 1962 l’histoire de ma famille : Alger.

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