Extrait de LEON JUDA BEN DURAN, SIEUR DURAND D'ALGER.
Le mois d'août 1837 calfeutrait les habitants des grandes cités dans la fraîcheur des maisons ombragées. A ALGER, la lumière de plomb qui éventrait les ruelles de la "kasbah" ensommeillait le corps et l'esprit. Le sol était brûlant et nul ne se risquait à marcher pieds nus. Dans les cafés maures, le "kawah" se buvait frais et le "carré arabe" se jouait au ralenti.
L'atmosphère surchauffée raccourcissait le souffle et la fumée des "kanoun" était perçue comme une agression. Les patios, coursives de plein pied ou supérieures, accueillaient les ménagères et les enfants trop jeunes pour descendre jouer "à la fontaine".
ALGER se baignait dans son écrin d'azur. La ville blanche prenait son envol pour escalader, de la mer à la colline, les terrasses bleues qui tutoyaient les flocons de nuages perdus dans l'immensité pervenche.
Les rues s'élargissaient de soleil et les auvents des maisons mauresques hérissaient leurs persiennes pour laisser entrer le jour et détourner le regard indiscret. Les échoppes, mansardées à l'ancienne, conservaient le pittoresque mais endimanchaient la devanture, pour le plus grand plaisir des yeux. Les restaurants italiens embaumaient la rue des Trois Couleurs où ils avaient élu domicile pour proposer leur cuisine enchantée. La "mamma" officiant devant les "kanoun" empruntés à la tradition locale, le reste de la famille, racolant les clients sur le pas de la porte ou servant la table dressée.
L'été, les négociants délaissaient les grands chemins pour se consacrer aux relations humaines, annonciatrices de futurs marchés. La chaleur ralentissait les battements du coeur de la cité et chacun s'accordait un repos propice à la redécouverte de la vie de famille. Les promenades en calèche emportaient les citadins fortunés vers l'exotisme des banlieues algéroises où, déjà, sauvages et belles, les plages attiraient tous les regards. Les piétons déambulaient à la recherche de l'hypothétique fraîcheur, espérant le jardin oublié par les urbanistes de la ville. Les concerts de musique militaire s'additionnaient autour des garnisons et les grandes places s'arrondissaient de spectateurs, impressionnés par la discipline française. Les mauvais garçons guettaient, du coin de l'oeil, les imprudents aux poches échancrées sous le regard débonnaire d'une police mélomane.
C'était le temps des amitiés d'enfance remontées à la source de vie, des petites élégantes aux robes rapiécées qui tentaient de séduire le beau militaire à marier, des courses de vachettes improvisées sur un ersatz d'arène qui parlait du pays et mouillait le regard, des sérénades napolitaines qui caressaient les ruelles alanguies, déposant çà et là, des mots inoubliés que l'on remplaçait, peu à peu, par des phrases empruntées à une langue de Molière, écorchée jusqu'au sang, des fenêtres ouvertes sur des odeurs sévillanes et des senteurs toscanes qui s'enroulaient, entêtantes, autour de parfums d'Orient, pour un mélange annonçant une cuisine aux mille saveurs, des siestes prolongées à l'abri d'une espérance aux trois couleurs du drapeau français.
C'était aussi le temps des couteaux tirés, des batailles rangées entre communautés, des vendettas, l'honneur au bout des poings, des bistrots mal famés, enfumés jusqu'au ventre, antre de jeu en terrain miné, des meurtres mal élucidés, des spéculateurs et des hommes d'affaires louches, des aventuriers sans autre avenir que cet eldorado promis ou espéré, des faillites fulgurantes et des fortunes tombées du ciel, d'une crise de croissance d'un pays d'autrefois en mal de progrès, à la recherche d'une identité.
Léon Juda aimait nager dans ces eaux troubles. Son habileté s'accommodait fort bien de cette course au profit. Mais, l'oriental qui sommeillait en lui, parfois, se réveillait. Alors, il mesurait l'étendue des transformations qui s'opéraient dans sa ville natale et des mentalités qui se dégradaient en prenant le visage informe d'une ville en proie à toutes les convoitises. Il regardait ce monde inconnu défigurer son EL DJEZAÏR en l'européanisant à outrance, son peuple, autochtone et fataliste s'effacer devant l'inéluctable.
Aussi, se contentait-il de fréquenter cette "kasbah" judéo-arabe de sa jeunesse, la rue des souks, ses bazars-capharnaüm, ses "kawadjis" bercés de mélopées arabo-andalouses, ses vieux artisans d'or, de cuivre ou d'argent, virtuoses du petit marteau creusant des arabesques étonnantes. Arpentant les ruelles de sa jeunesse, il était souvent accompagné de ses fils David et Aaron, écoliers assidus de l'établissement français créé par l'Intendant civil chargé de l'instruction, de la colonisation, de l'administration et des travaux publics. Fier de ses enfants et particulièrement de ses fils, dans ce pays où l'homme jouit de tous les privilèges, Léon Juda bénissait chaque jour l'Eternel et son épouse Nedjemah pour la descendance de son nom et de sa Maison.

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