Opinion : ce virus annonce-t-il l’avènement d’une culture de la socialité sans corps, à distance, cachée derrière des écrans ? Au prix d’une souffrance silencieuse de la disparition de la tendresse ?
L’autrice tient à remercier vivement Thierry Ménissier pour ses remarques, sa lecture attentive et ses suggestions.
Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.].
Un article de The Conversation
Un article de The Conversation
Avez-vous vous aussi observé les changements qui affectent la socialité ordinaire ? Lors de nos rares sorties, les regards sont fuyants, les visages sont sévères, les saluts rares. Pourquoi un tel comportement ? Le Covid-19 ne se contracte pourtant ni par le regard, ni en disant « bonjour » à un passant.
Ce changement qui ne se manifeste pas que dans les quartiers urbains et « sensibles » pourrait sembler anodin. Mais il annonce une évolution peut-être durable. Si Erving Goffman était encore vivant, comment qualifierait-il ce changement ?
Selon cet auteur qui fut à la fois éthologue, anthropologue et sociologue, les règles de politesse ne sont pas à prendre à la légère. Selon Norbert Elias, sans ce travail sur soi, cette autocontrainte, la civilisation occidentale ne serait pas ce qu’elle est : une société où, s’ils sont loin d’être réellement pacifiés, les espaces publics semblent quand même plus apaisés que dans d’autres siècles et sociétés.
IMPORTANCE DES RITES DE POLITESSE
Le travail de mise en scène de soi dans la vie quotidienne évoqué par Goffman constitue un rituel contraignant. Dans les termes de Georges Simmel – influenceur de Goffman – il permet d’éviter le sentiment d’agression engendré par la simple co-présence corporelle.
« Tout être humain est entouré d’une sphère invisible dont la dimension peut varier selon les différentes directions et les différentes personnes auxquelles on s’adresse ; nul ne peut y pénétrer sans détruire le sentiment que l’individu a de sa valeur personnelle. L’honneur établit un territoire de ce genre autour de l’homme ; avec beaucoup de finesse, le langage désigne l’affront comme le fait de “s’approcher trop près” ; c’est le rayon de cette sphère qui définit en quelque sorte la limite qu’une personne étrangère ne peut transgresser sans porter atteinte à l’honneur. »
Les rites de politesse ont un rôle essentiel : afin de préserver l’interlocuteur, il s’agit d’éviter l’inquiétude d’être agressé, impliquée par la coprésence physique. Il a fallu des siècles d’éducation dans toutes les sociétés pour contenir cette pulsion animale de peur de l’autre qui mène à une réaction primitive : sauver sa peau.
Dans nos sociétés évoluées, même s’il reste toujours un lieu de pouvoir, l’espace urbain n’est pas une arène de fauves. Les passants se contiennent afin de ne pas paraître menaçants. Pourtant les règles de savoir-vivre ne sont jamais définitivement acquises. Ainsi des magazines ou des médias sociaux grand public rappellent régulièrement les bases du sav
Par Fabienne Martin-Juchat1
L’autrice tient à remercier vivement Thierry Ménissier pour ses remarques, sa lecture attentive et ses suggestions.
Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.].
Un article de The Conversation
Un article de The Conversation
Avez-vous vous aussi observé les changements qui affectent la socialité ordinaire ? Lors de nos rares sorties, les regards sont fuyants, les visages sont sévères, les saluts rares. Pourquoi un tel comportement ? Le Covid-19 ne se contracte pourtant ni par le regard, ni en disant « bonjour » à un passant.
Ce changement qui ne se manifeste pas que dans les quartiers urbains et « sensibles » pourrait sembler anodin. Mais il annonce une évolution peut-être durable. Si Erving Goffman était encore vivant, comment qualifierait-il ce changement ?
Selon cet auteur qui fut à la fois éthologue, anthropologue et sociologue, les règles de politesse ne sont pas à prendre à la légère. Selon Norbert Elias, sans ce travail sur soi, cette autocontrainte, la civilisation occidentale ne serait pas ce qu’elle est : une société où, s’ils sont loin d’être réellement pacifiés, les espaces publics semblent quand même plus apaisés que dans d’autres siècles et sociétés.
IMPORTANCE DES RITES DE POLITESSE
Le travail de mise en scène de soi dans la vie quotidienne évoqué par Goffman constitue un rituel contraignant. Dans les termes de Georges Simmel – influenceur de Goffman – il permet d’éviter le sentiment d’agression engendré par la simple co-présence corporelle.
« Tout être humain est entouré d’une sphère invisible dont la dimension peut varier selon les différentes directions et les différentes personnes auxquelles on s’adresse ; nul ne peut y pénétrer sans détruire le sentiment que l’individu a de sa valeur personnelle. L’honneur établit un territoire de ce genre autour de l’homme ; avec beaucoup de finesse, le langage désigne l’affront comme le fait de “s’approcher trop près” ; c’est le rayon de cette sphère qui définit en quelque sorte la limite qu’une personne étrangère ne peut transgresser sans porter atteinte à l’honneur. »
Les rites de politesse ont un rôle essentiel : afin de préserver l’interlocuteur, il s’agit d’éviter l’inquiétude d’être agressé, impliquée par la coprésence physique. Il a fallu des siècles d’éducation dans toutes les sociétés pour contenir cette pulsion animale de peur de l’autre qui mène à une réaction primitive : sauver sa peau.
Dans nos sociétés évoluées, même s’il reste toujours un lieu de pouvoir, l’espace urbain n’est pas une arène de fauves. Les passants se contiennent afin de ne pas paraître menaçants. Pourtant les règles de savoir-vivre ne sont jamais définitivement acquises. Ainsi des magazines ou des médias sociaux grand public rappellent régulièrement les bases du savoir-vivre.
BOULEVERSEMENT DES RÈGLES SOCIALES
La peur d’être contaminé et la règle « maintenir la distance » agissent sur les fondements non conscients de la socialité. L’association des deux peut faire oublier très vite les règles apprises. La peur du virus qui maintient corporellement à distance et la loi qui justifie ce comportement, vont-elles bouleverser l’ensemble des règles de conduite dans toutes les situations sociales et en particulier professionnelles ? Cela va-t-il faire disparaître les cultures où le contact physique, la proximité corporelle sont des signes d’accueil spontané et de respect de l’autre ? Allons-nous mondialement basculer dans une société de haute technologie sans contact physique dont le berceau est l’Asie ?
Une note positive dans cette possible évolution : tous les ouvrages qui simplifient la communication corporelle (du type décoder les gestes qui vous trahissent) vont enfin pouvoir être démentis, car non avenus. Plus possible de décoder des gestes hors contexte. Plus rien ne sera signifiant d’emblée. Pour analyser des comportements non verbaux, la prise en compte de chaque situation devenue unique sera essentielle.
Pour ne pas sombrer ni dans la tristesse ni dans la paranoïa, il faudra être créatif si l’on tient à exprimer la sympathie, à construire la confiance et la coopération sans contact physique, et tout cela à un mètre de distance ! La communication corporelle va évoluer, les yeux deviendront plus expressifs. Selon Yves Michaud, ce sont de nombreux comportements de civilité qui vont devoir être réinventés, voire notre culture dans son intégralité.
SANS CONTACT PHYSIQUE, PAS DE SÉCURITÉ AFFECTIVE
D’autres notes plus inquiétantes peuvent nous rendre nostalgiques, voire profondément tristes. Ce virus annonce-t-il l’avènement d’une culture de la socialité sans corps, à distance, cachée derrière des écrans ? Au prix d’une souffrance silencieuse de la disparition de la tendresse ? Ainsi, L’écologie urbaine occidentale et sa socialité associée n’aurait été qu’un épisode de l’histoire ?
Peut-on être heureux dans une société du tout numérique : ensemble, chacun chez soi ?
Depuis les travaux de John Bowlby, nous savons que le contact physique ritualisé crée une sécurité relationnelle essentielle, un besoin vital quel que soit l’âge. Ce besoin est premier avant même la nécessité de manger ou de boire. Un bébé animal ou humain meurt s’il est privé de contact physique. La sécurité affective procurée par le contact corporel à la figure de l’attachement (paternelle ou maternelle) est à la base du développement des animaux, dont celle de l’être humain, qui n’est qu’un mammifère haptique comme les autres.
Au fil des années, le maintien de la distance face à un étranger constitue pour l’humain un apprentissage. Il est alors important de noter que les pratiques du corps basées sur le contact physique (telles que, après les danses folkloriques, ce que nous appelons aujourd’hui le sport) ont été inventées dans les sociétés modernes afin de contrebalancer la violence faite au corps par le biais des éducations religieuses puritaines.
Depuis plus d’un siècle, les pratiques de soin et de connaissance de l’autre par le contact physique et le toucher se sont développées dans un contexte de sécurité sanitaire et de recul de la religion.
Dans nos sociétés modernes ce que nous appelons la socialité ordinaire représente donc une construction où la coprésence corporelle a trouvé une place importante. Dans certaines communautés et sociétés, maintenir un mètre de distance va demander un effort considérable et provoquer une perturbation silencieuse.
NOUVELLES RÈGLES DE PROXÉMIE
Les cultures se distinguent par les règles qui régissent les distances entre les individus. E. T. Hall a nommé cette dimension cachée : la proxémique. En fonction des cultures, les règles de distance ne sont pas les mêmes. Les connaître permet de comprendre ce qui se joue dans des interactions.
S’imposer comme autocontrainte de maintenir une distance corporelle envers autrui bouleverse cet édifice culturel, cet orchestre invisible. La proximité ne pourra plus être interprétée comme positive ou négative en fonction des contextes. La distance étant imposée, le sentiment de menace de notre liberté par interdiction de nous rapprocher sera exacerbé.
Ce Covid-19 et la biopolitique associée, définie par Michel Foucault comme le pouvoir exercé sur les corps des citoyens, requiert l’effort durable, par la maîtrise de nos mouvements physiques, de contenir ce qui semble souvent un élan spontané d’accueil d’autrui. Accolade, hug, poignée de main, main sur l’épaule, proximité physique dans les situations du quotidien, tout cela est susceptible de se transformer.
Ceci dit, la réassurance que procure le contact physique dans les relations n’est pas superficielle, elle est au cœur même de la relation humaine. Passée la crise, cette fonction dite phatique devra donc se réinventer pour signifier et soutenir l’entraide, la coopération, la confiance, le bien-être, la joie.
Comment l’ordre de l’interaction se reconstruira-t-il dans un contexte de pénurie phatique ? Les cultures qui marquent une distance physique entre les personnes auront sans doute plus de facilité à s’adapter. Et celles où l’être humain accepte que ces comportements non verbaux soient réglés et contrôlés par des autorités auront peut-être moins de difficulté à intégrer les changements.
Au-delà des situations de la vie courante, le plaisir du jeu corporel par le sport, la danse et toutes les autres pratiques d’écologie corporelle propres à nos sociétés est fondamental et on ne saurait s’en passer sans dommage. Si toutes ces activités devaient se trouver suspendues trop longtemps, cela engendrerait une grande souffrance, avec, on peut le craindre, le risque d’augmentation des violences physiques, en particulier conjugales, sous l’effet de la frustration, le sentiment de carence affective et l’impression que l’autre nous rejette.
En résumé, un seul conseil, maintenez la distance tout en préservant votre savoir-vivre et les bonnes manières !
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